Robert Louis Stevenson
L’ÉTRANGE CAS DU DR JEKYLL ET DE MR HYDE
(1885)
Traduit de l’anglais par Théo Varlet
Table des matières
I À propos d’une porte 3
II En quête de Mr Hyde 12
III La parfaite tranquillité du Dr Jekyll 24
IV L’assassinat de Sir Danvers Carew 28
V L’incident de la lettre 34
VI Le remarquable incident du Dr Lanyon 41
VII L’incident de la fenêtre 46
VIII La dernière nuit 49
IX La narration du Dr Lanyon 67
X Henry Jekyll fait l’exposé complet de son cas 77
À propos de cette édition électronique 98
I
À propos d’une porte
M. Utterson le notaire était un homme d’une mine renfrognée, qui ne
s’éclairait jamais d’un sourire ; il était d’une conversation froide,
chiche et embarrassée ; peu porté au sentiment ; et pourtant cet
homme grand, maigre, décrépit et triste, plaisait à sa façon. Dans les
réunions amicales, et quand le vin était à son goût, quelque chose
d’éminemment bienveillant jaillissait de son regard ; quelque chose qui
à la vérité ne se faisait jamais jour en paroles, mais qui s’exprimait non
seulement par ce muet symbole de la physionomie d’après-dîner, mais plus
fréquemment et avec plus de force par les actes de sa vie. Austère envers
lui-même, il buvait du gin quand il était seul pour réfréner son goût des
bons crus ; et bien qu’il aimât le théâtre, il n’y avait pas mis les
pieds depuis vingt ans. Mais il avait pour les autres une indulgence à toute
épreuve ; et il s’émerveillait parfois, presque avec envie, de
l’intensité de désir réclamée par leurs dérèglements ; et en dernier
ressort, inclinait à les secourir plutôt qu’à les blâmer. « Je penche
vers l’hérésie des caïnites, lui arrivait-il de dire pédamment. Je laisse
mes frères aller au diable à leur propre façon. » En vertu de cette
originalité, c’était fréquemment son lot d’être la dernière relation
avouable et la dernière bonne influence dans la vie d’hommes en voie de
perdition. Et à l’égard de ceux-là, aussi longtemps qu’ils fréquentaient son
logis, il ne montrait jamais l’ombre d’une modification dans sa manière
d’être.
Sans doute que cet héroïsme ne coûtait guère à M. Utterson ; car il
était aussi peu démonstratif que possible, et ses amitiés mêmes semblaient
fondées pareillement sur une bienveillance universelle. C’est une preuve de
modestie que de recevoir tout formé, des mains du hasard, le cercle de ses
amitiés. Telle était la méthode du notaire, il avait pour amis les gens de
sa parenté ou ceux qu’il connaissait depuis le plus longtemps ; ses
liaisons, comme le lierre, devaient leur croissance au temps, et ne
réclamaient de leur objet aucune qualité spéciale. De là, sans doute, le
lien qui l’unissait à M. Richard Enfield son parent éloigné, un vrai
Londonien honorablement connu. C’était pour la plupart des gens une énigme
de se demander quel attrait ces deux-là pouvaient voir l’un en l’autre, ou
quel intérêt commun ils avaient pu se découvrir. Au dire de ceux qui les
rencontraient faisant leur promenade dominicale, ils n’échangeaient pas un
mot, avaient l’air de s’ennuyer prodigieusement, et accueillaient avec un
soulagement visible la rencontre d’un ami. Malgré cela, tous deux faisaient
le plus grand cas de ces sorties, qu’ils estimaient le plus beau fleuron de
chaque semaine, et pour en jouir avec régularité il leur arrivait, non
seulement de renoncer à d’autres occasions de plaisir, mais même de rester
sourds à l’appel des affaires.
Ce fut au cours d’une de ces randonnées que le hasard les conduisit dans une
petite rue détournée d’un quartier ouvrier de Londres. C’était ce qui
s’appelle une petite rue tranquille, bien qu’elle charriât en semaine un
trafic intense. Ses habitants, qui semblaient tous à leur aise, cultivaient
à l’envi l’espoir de s’enrichir encore, et étalaient en embellissements le
superflu de leurs gains ; de sorte que les devantures des boutiques,
telles deux rangées d’accortes marchandes, offraient le long de cette artère
un aspect engageant. Même le dimanche, alors qu’elle voilait ses plus
florissants appas et demeurait comparativement vide de circulation, cette
rue faisait avec son terne voisinage un contraste brillant, comme un feu
dans une forêt ; et par ses volets repeints de frais, ses cuivres bien
fourbis, sa propreté générale et son air de gaieté, elle attirait et
charmait aussitôt le regard du passant.
À deux portes d’un coin, sur la gauche en allant vers l’est, l’entrée d’une
cour interrompait l’alignement, et à cet endroit même, la masse rébarbative
d’un bâtiment projetait en saillie son pignon sur la rue. Haut d’un étage,
sans fenêtres, il n’offrait rien qu’une porte au rez-de-chaussée, et à
l’étage la façade aveugle d’un mur décrépit. Il présentait dans tous ses
détails les symptômes d’une négligence sordide et prolongée. La porte,
dépourvue de sonnette ou de heurtoir, était écaillée et décolorée. Les
vagabonds gîtaient dans l’embrasure et frottaient des allumettes sur les
panneaux ; les enfants tenaient boutique sur le seuil ; un écolier
avait essayé son canif sur les moulures ; et depuis près d’une
génération, personne n’était venu chasser ces indiscrets visiteurs ni
réparer leurs déprédations.
M. Enfield et le notaire passaient de l’autre côté de la petite rue ;
mais quand ils arrivèrent à hauteur de l’entrée, le premier leva sa canne et
la désigna :
– Avez-vous déjà remarqué cette porte ? demanda-t-il ; et
quand son compagnon lui eut répondu par l’affirmative : Elle se
rattache dans mon souvenir, ajouta-t-il, à une très singulière histoire.
– Vraiment ? fit M. Utterson, d’une voix légèrement altérée. Et
quelle était-elle ?
– Eh bien, voici la chose, répliqua M. Enfield. C’était vers trois
heures du matin, par une sombre nuit d’hiver. Je m’en retournais chez moi,
d’un endroit au bout du monde, et mon chemin traversait une partie de la
ville où l’on ne rencontrait absolument que des réverbères. Les rues se
succédaient, et tout le monde dormait… Les rues se succédaient, toutes
illuminées comme pour une procession et toutes aussi désertes qu’une église…
si bien que finalement j’en arrivai à cet état d’esprit du monsieur qui
dresse l’oreille de plus en plus et commence d’aspirer à l’apparition d’un
agent de police. Tout à coup je vis deux silhouettes, d’une part un petit
homme qui d’un bon pas trottinait vers l’est, et de l’autre une fillette de
peut-être huit ou dix ans qui s’en venait par une rue transversale en
courant de toutes ses forces. Eh bien, monsieur, arrivés au coin, tous deux
se jetèrent l’un contre l’autre, ce qui était assez naturel ; mais
ensuite advint l’horrible de la chose, car l’homme foula froidement aux
pieds le corps de la fillette et s’éloigna, la laissant sur le pavé,
hurlante. Cela n’a l’air de rien à entendre raconter, mais c’était
diabolique à voir. Ce n’était plus un homme que j’avais devant moi, c’était
je ne sais quel monstre satanique et impitoyable. J’appelai à l’aide, me mis
à courir, saisis au collet notre citoyen, et le ramenai auprès de la
fillette hurlante qu’entourait déjà un petit rassemblement. Il garda un
parfait sang-froid et ne tenta aucune résistance, mais me décocha un regard
si atroce que je me sentis inondé d’une sueur froide. Les gens qui avaient
surgi étaient les parents mêmes de la petite ; et presque aussitôt on
vit paraître le docteur, chez qui elle avait été envoyée. En somme, la
fillette, au dire du morticole, avait eu plus de peur que de mal ; et
on eût pu croire que les choses en resteraient là. Mais il se produisit un
phénomène singulier. J’avais pris en aversion à première vue notre citoyen.
Les parents de la petite aussi, comme il était trop naturel. Mais ce qui me
frappa ce fut la conduite du docteur. C’était le classique praticien
routinier, d’âge et de caractère indéterminé, doué d’un fort accent
d’Édimbourg, et sentimental à peu près autant qu’une cornemuse. Eh bien,
monsieur, il en fut de lui comme de nous autres tous : à chaque fois
qu’il jetait les yeux sur mon prisonnier, je voyais le morticole se crisper
et pâlir d’une envie de le tuer. Je devinai sa pensée, de même qu’il devina
la mienne, et comme on ne tue pas ainsi les gens, nous fîmes ce qui en
approchait le plus. Nous déclarâmes à l’individu qu’il ne dépendait que de
nous de provoquer avec cet accident un scandale tel que son nom serait
abominé d’un bout à l’autre de Londres. S’il avait des amis ou de la
réputation, nous nous chargions de les lui faire perdre. Et pendant tout le
temps que nous fûmes à le retourner sur le gril, nous avions fort à faire
pour écarter de lui les femmes, qui étaient comme des harpies en fureur.
Jamais je n’ai vu pareille réunion de faces haineuses. Au milieu d’elles se
tenait l’individu, affectant un sang-froid sinistre et ricaneur ; il
avait peur aussi, je le voyais bien, mais il montrait bonne contenance,
monsieur, comme un véritable démon. Il nous dit : « Si vous tenez
à faire un drame de cet incident, je suis évidemment à votre merci. Tout
gentleman ne demande qu’à éviter le scandale. Fixez votre chiffre. » Eh
bien, nous le taxâmes à cent livres, destinées aux parents de la fillette.
D’évidence il était tenté de se rebiffer, mais nous avions tous un air qui
promettait du vilain, et il finit par céder. Il lui fallut alors se procurer
l’argent ; et où croyez-vous qu’il nous conduisit ? Tout
simplement à cet endroit où il y a la porte. Il tira de sa poche une clef,
entra, et revint bientôt, muni de quelque dix livres en or et d’un chèque
pour le surplus, sur la banque Coutts, libellé payable au porteur et signé
d’un nom que je ne puis vous dire, bien qu’il constitue l’un des points
essentiels de mon histoire ; mais c’était un nom honorablement connu et
souvent imprimé. Le chiffre était salé, mais la signature valait pour plus
que cela, à condition toutefois qu’elle fût authentique. Je pris la liberté
de faire observer à notre citoyen que tout son procédé me paraissait peu
vraisemblable, et que, dans la vie réelle, on ne pénètre pas à quatre heures
du matin par une porte de cave pour en ressortir avec un chèque d’autrui
valant près de cent livres. Mais d’un ton tout à fait dégagé et railleur, il
me répondit : « Soyez sans crainte, je ne vous quitterai pas
jusqu’à l’ouverture de la banque et je toucherai le chèque moi-même. »
Nous nous en allâmes donc tous, le docteur, le père de l’enfant, notre homme
et moi, passer le reste de la nuit dans mon appartement ; et le matin
venu, après avoir déjeuné, nous nous rendîmes en chœur à la banque. Je
présentai le chèque moi-même, en disant que j’avais toutes raisons de le
croire faux. Pas du tout. Le chèque était régulier.
M. Utterson émit un clappement de langue désapprobateur.
– Je vois que vous pensez comme moi, reprit M. Enfield. Oui, c’est une
fâcheuse histoire. Car notre homme était un individu avec qui nul ne
voudrait avoir rien de commun, un vraiment sinistre individu, et la personne
au contraire qui tira le chèque est la fleur même des convenances, une
célébrité en outre, et (qui pis est) l’un de ces citoyens qui font, comme
ils disent, le bien. Chantage, je suppose, un honnête homme qui paye sans y
regarder pour quelque fredaine de jeunesse. Quoique cette hypothèse même,
voyez-vous, soit loin de tout expliquer, ajouta-t-il.
Et sur ces mots il tomba dans une profonde rêverie.
Il en fut tiré par M. Utterson, qui lui demandait assez brusquement :
– Et vous ne savez pas si le tireur du chèque habite là ?
– Un endroit bien approprié, n’est-ce pas ? répliqua M. Enfield.
Mais j’ai eu l’occasion de noter son adresse : il habite sur une place
quelconque.
– Et vous n’avez jamais pris de renseignements… sur cet endroit où il y
a la porte ? reprit M. Utterson.
– Non, monsieur ; j’ai eu un scrupule. Je répugne beaucoup à poser
des questions ; c’est là un genre qui rappelle trop le jour du
Jugement. On lance une question, et c’est comme si on lançait une pierre. On
est tranquillement assis au haut d’une montagne ; et la pierre déroule,
qui en entraîne d’autres ; et pour finir, un sympathique vieillard (le
dernier auquel on aurait pensé) reçoit l’avalanche sur le crâne au beau
milieu de son jardin privé, et ses parents n’ont plus qu’à changer de nom.
Non, monsieur, je m’en suis fait une règle : plus une histoire sent le
louche, moins je m’informe.
– Une très bonne règle, en effet, répliqua le notaire.
– Mais j’ai examiné l’endroit par moi-même, continua M. Enfield. On
dirait à peine une habitation. Il n’y a pas d’autre porte, et personne
n’entre ni ne sort par celle-ci, sauf, à de longs intervalles, le citoyen de
mon aventure. Il y a trois fenêtres donnant sur la cour au premier étage, et
pas une au rez-de-chaussée ; jamais ces fenêtres ne s’ouvrent, mais
leurs carreaux sont nettoyés. Et puis il y a une cheminée qui fume en
général ; donc quelqu’un doit habiter là. Et encore ce n’est pas
absolument certain, car les immeubles s’enchevêtrent si bien autour de cette
cour qu’il est difficile de dire où l’un finit et où l’autre commence.
Les deux amis firent de nouveau quelques pas en silence ; puis :
– Enfield, déclara M. Utterson, c’est une bonne règle que vous avez
adoptée.
– Je le crois en effet, répliqua Enfield.
– Mais malgré cela, poursuivit le notaire, il y a une chose que je veux
vous demander ; c’est le nom de l’homme qui a foulé aux pieds l’enfant.
– Ma foi, répondit Enfield, je ne vois pas quel mal cela pourrait faire
de vous le dire. Cet homme se nommait Hyde.
– Hum, fit M. Utterson. Et quel est son aspect physique ?
– Il n’est pas facile à décrire. Il y a dans son extérieur quelque
chose de faux ; quelque chose de désagréable, d’absolument odieux. Je
n’ai jamais vu personne qui me fût aussi antipathique ; et cependant je
sais à peine pourquoi. Il doit être contrefait de quelque part ; il
donne tout à fait l’impression d’avoir une difformité ; mais je n’en
saurais préciser le siège. Cet homme a un air extraordinaire, et malgré cela
je ne peux réellement indiquer en lui quelque chose qui sorte de la normale.
Non, monsieur, j’y renonce ; je suis incapable de le décrire. Et ce
n’est pas faute de mémoire ; car, en vérité, je me le représente comme
s’il était là.
M. Utterson fit de nouveau quelques pas en silence et visiblement sous le
poids d’une préoccupation. Il demanda enfin :
– Vous êtes sûr qu’il s’est servi d’une clef ?
– Mon cher monsieur… commença Enfield, au comble de la surprise.
– Oui je sais, dit Utterson, je sais que ma question doit vous sembler
bizarre. Mais de fait, si je ne vous demande pas le nom de l’autre
personnage, c’est parce que je le connais déjà. Votre histoire, croyez-le
bien, Richard, est allée à bonne adresse. Si vous avez été inexact en
quelque détail, vous ferez mieux de le rectifier.
– Il me semble que vous auriez pu me prévenir, répliqua l’autre avec
une pointe d’humeur. Mais j’ai été d’une exactitude pédantesque, comme vous
dites. L’individu avait une clef, et qui plus est, il l’a encore. Je l’ai vu
s’en servir, il n’y a pas huit jours.
M. Utterson poussa un profond soupir, mais s’abstint de tout
commentaire ; et bientôt son cadet reprit :
– Voilà une nouvelle leçon qui m’apprendra à me taire. Je rougis
d’avoir eu la langue si longue. Convenons, voulez-vous, de ne plus jamais
reparler de cette histoire.
– Bien volontiers, répondit le notaire. Voici ma main, Richard ;
c’est promis.
II
En quête de Mr Hyde
Ce soir-là, M. Utterson regagna mélancoliquement son logis de célibataire et
se mit à table sans appétit. Il avait l’habitude, le dimanche, après son
repas, de s’asseoir au coin du feu, avec un aride volume de théologie sur
son pupitre à lecture, jusqu’à l’heure où minuit sonnait à l’horloge de
l’église voisine, après quoi il allait sagement se mettre au lit, satisfait
de sa journée. Mais ce soir-là, sitôt la table desservie, il prit un
flambeau et passa dans son cabinet de travail. Là, il ouvrit son
coffre-fort, retira du compartiment le plus secret un dossier portant sur sa
chemise la mention : « Testament du Dr Jekyll », et se mit à
son bureau, les sourcils froncés, pour en étudier le contenu. Le testament
était olographe, car M. Utterson, bien qu’il en acceptât la garde à présent
que c’était fait, avait refusé de coopérer le moins du monde à sa rédaction.
Il stipulait non seulement que, en cas de décès de Henry Jekyll, docteur en
médecine, docteur en droit civil, docteur légiste, membre de la Société
Royale, etc., tous ses biens devaient passer en la possession de son
« ami et bienfaiteur Edward Hyde » ; mais en outre que, dans
le cas où ledit Dr Jekyll viendrait à « disparaître ou faire une
absence inexpliquée d’une durée excédant trois mois pleins », ledit
Edward Hyde serait sans plus de délai substitué à Henry Jekyll, étant libre
de toute charge ou obligation autre que le paiement de quelques petits legs
aux membres de la domesticité du docteur. Ce document faisait depuis
longtemps le désespoir du notaire. Il s’en affligeait aussi bien comme
notaire que comme partisan des côtés sains et traditionnels de l’existence,
pour qui le fantaisiste égalait l’inconvenant. Jusque-là c’était son
ignorance au sujet de M. Hyde qui suscitait son indignation :
désormais, par un brusque revirement, ce fut ce qu’il en savait. Cela
n’avait déjà pas bonne allure lorsque ce nom n’était pour lui qu’un nom vide
de sens. Cela devenait pire depuis qu’il s’était paré de fâcheux
attributs ; et hors des brumes onduleuses et inconsistantes qui avaient
si longtemps offusqué son regard, le notaire vit surgir la brusque et nette
apparition d’un démon.
« J’ai cru que c’était de la folie », se dit-il, en replaçant le
malencontreux papier dans le coffre-fort, « mais à cette heure je
commence à craindre que ce ne soit de l’opprobre. »
Là-dessus il souffla sa bougie, endossa un pardessus, et se mit en route
dans la direction de Cavendish square, cette citadelle de la médecine, où
son ami, le fameux Dr Lanyon, avait son habitation et recevait la foule de
ses malades.
Si quelqu’un est au courant, songeait-il, ce doit être Lanyon.
Le majestueux maître d’hôtel le reconnut et le fit entrer : sans subir
aucun délai d’attente, il fut introduit directement dans la salle à manger
où le Dr Lanyon, qui dînait seul, en était aux liqueurs. C’était un
gentleman cordial, plein de, santé, actif, rubicond, avec une mèche de
cheveux prématurément blanchie et des allures exubérantes et décidées. À la
vue de M. Utterson, il se leva d’un bond et s’avança au-devant de lui, les
deux mains tendues. Cette affabilité, qui était dans les habitudes du
personnage, avait l’air un peu théâtrale ; mais elle procédait de
sentiments réels. Car tous deux étaient de vieux amis, d’anciens camarades
de classe et d’université, pleins l’un et l’autre de la meilleure opinion
réciproque, et, ce qui ne s’ensuit pas toujours, ils se plaisaient tout à
fait dans leur mutuelle société.
Après quelques phrases sur la pluie et le beau temps, le notaire en vint au
sujet qui lui préoccupait si fâcheusement l’esprit.
– Il me semble, Lanyon, dit-il, que nous devons être, vous et moi, les
deux plus vieux amis du Dr Jekyll ?
– Je préférerais que ces amis fussent plus jeunes ! plaisanta le
Dr Lanyon. Admettons-le cependant. Mais qu’importe ? Je le vois si peu
à présent.
– En vérité ? fit Utterson. Je vous croyais très liés par des
recherches communes ?
– Autrefois, répliqua l’autre. Mais voici plus de dix ans que Henry
Jekyll est devenu trop fantaisiste pour moi. Il a commencé à tourner mal, en
esprit s’entend ; et j’ai beau toujours m’intéresser à lui en souvenir
du passé comme on dit, je le vois et l’ai vu diantrement peu depuis lors. De
pareilles billevesées scientifiques, ajouta le docteur, devenu soudain rouge
pourpre, auraient suffi à brouiller Damon et Pythias.
Cette petite bouffée d’humeur apporta comme un baume à M. Utterson.
« Ils n’ont fait que différer sur un point de science »,
songea-t-il ; et comme il était dénué de passion scientifique (sauf en
matière notariale), il ajouta même : « Si ce n’est que
cela ! » Puis, ayant laissé quelques secondes à son ami pour
reprendre son calme, il aborda la question qui faisait le but de sa visite,
en demandant :
– Avez-vous jamais rencontré un sien protégé, un nommé Hyde ?
– Hyde ? répéta Lanyon. Non. Jamais entendu parler de lui. Ce
n’est pas de mon temps.
Telle fut la somme de renseignements que le notaire remporta avec lui dans
son grand lit obscur où il resta à se retourner sans répit jusque bien avant
dans la nuit. Ce ne fut guère une nuit de repos pour son esprit qui
travaillait, perdu en pleines ténèbres et assiégé de questions.
Six heures sonnèrent au clocher de l’église qui se trouvait si commodément
proche du logis de M. Utterson, et il creusait toujours le problème. Au
début celui-ci ne l’avait touché que par son côté intellectuel ; mais à
présent son imagination était, elle aussi, occupée ou pour mieux dire
asservie ; et tandis qu’il restait à se retourner dans les opaques
ténèbres de la nuit et de sa chambre aux rideaux clos, le récit de M.
Enfield repassait devant sa mémoire en un déroulement de tableaux lucides.
Il croyait voir l’immense champ de réverbères d’une ville nocturne ;
puis un personnage qui s’avançait à pas rapides ; puis une fillette qui
sortait en courant de chez le docteur, et puis tous les deux se
rencontraient, et le monstre inhumain foulait aux pieds l’enfant et
s’éloignait sans prendre garde à ses cris. Ou encore il voyait dans une
somptueuse maison une chambre où son ami était en train de dormir, rêvant et
souriant à ses rêves ; et alors la porte de cette chambre s’ouvrait,
les rideaux du lit s’écartaient violemment, le dormeur se réveillait, et
patatras ! il découvrait à son chevet un être qui avait sur lui tout
pouvoir, et même en cette heure où tout reposait il lui fallait se lever et
faire comme on le lui ordonnait. Le personnage sous ces deux aspects hanta
toute la nuit le notaire ; et si par instants celui-ci s’endormait, ce
n’était que pour le voir se glisser plus furtif dans des maisons endormies,
ou s’avancer d’une vitesse de plus en plus accélérée, jusqu’à en devenir
vertigineuse, parmi de toujours plus vastes labyrinthes de villes éclairées
de réverbères, et à chaque coin de rue écraser une fillette et la laisser là
hurlante. Et toujours ce personnage manquait d’un visage auquel il pût le
reconnaître ; même dans ses rêves, il manquait de visage, ou bien
celui-ci était un leurre qui s’évanouissait sous son regard…
Ce fut de la sorte que naquit et grandit peu à peu dans l’esprit du notaire
une curiosité singulièrement forte, quasi désordonnée, de contempler les
traits du véritable M. Hyde. Il lui aurait suffi, croyait-il, de jeter les
yeux sur lui une seule fois pour que le mystère s’éclaircît, voire même se
dissipât tout à fait, selon la coutume des choses mystérieuses quand on les
examine bien. Il comprendrait alors la raison d’être de l’étrange
prédilection de son ami, ou (si l’on préfère) de sa sujétion, non moins que
des stupéfiantes clauses du testament. Et en tout cas ce serait là un visage
qui mériterait d’être vu ; le visage d’un homme dont les entrailles
étaient inaccessibles à la pitié ; un visage auquel il suffisait de se
montrer pour susciter dans l’âme du flegmatique Enfield un sentiment de
haine tenace.
À partir de ce jour, M. Utterson fréquenta assidûment la porte située dans
la lointaine petite rue de boutiques. Le matin avant les heures de bureau,
le soir sous les regards de la brumeuse lune citadine, par tous les
éclairages et à toutes les heures de solitude ou de foule, le notaire se
trouvait à son poste de prédilection.
« Puisqu’il est M. Hyde, se disait-il, je serai M. Seek. »
Sa patience fut enfin récompensée. C’était par une belle nuit sèche ;
il y avait de la gelée dans l’air ; les rues étaient nettes comme le
parquet d’une salle de bal ; les réverbères, que ne faisait vaciller
aucun souffle, dessinaient leurs schémas réguliers de lumière et d’ombre. À
dix heures, quand les boutiques se fermaient, la petite rue devenait très
déserte et, en dépit du sourd grondement de Londres qui s’élevait de tout à
l’entour, très silencieuse. Les plus petits sons portaient au loin :
les bruits domestiques provenant des maisons s’entendaient nettement d’un
côté à l’autre de la chaussée ; et le bruit de leur marche précédait de
beaucoup les passants. Il y avait quelques minutes que M. Utterson était à
son poste, lorsqu’il perçut un pas insolite et léger qui se rapprochait. Au
cours de ses reconnaissances nocturnes, il s’était habitué depuis longtemps
à l’effet bizarre que produit le pas d’un promeneur solitaire qui est encore
à une grande distance, lorsqu’il devient tout à coup distinct parmi la vaste
rumeur et les voix de la ville. Mais son attention n’avait jamais encore été
mise en arrêt de façon aussi aiguë et décisive ; et ce fut avec un vif
et superstitieux pressentiment de toucher au but qu’il se dissimula dans
l’entrée de la cour.
Les pas se rapprochaient rapidement, et ils redoublèrent tout à coup de
sonorité lorsqu’ils débouchèrent dans la rue. Le notaire, avançant la tête
hors de l’entrée, fut bientôt édifié sur le genre d’individu auquel il avait
affaire. C’était un petit homme très simplement vêtu, et son aspect, même à
distance, souleva chez le guetteur une violente antipathie. Il marcha droit
vers la porte, coupant en travers de la chaussée pour gagner du temps, et
chemin faisant, il tira une clef de sa poche comme s’il arrivait chez lui.
M. Utterson sortit de sa cachette et quand l’autre fut à sa hauteur il lui
toucha l’épaule.
– Monsieur Hyde, je pense ?
M. Hyde se recula, en aspirant l’air avec force. Mais sa crainte ne dura
pas ; et, sans toutefois regarder le notaire en face, il lui répondit
avec assez de sang-froid :
– C’est bien mon nom. Que me voulez-vous ?
– Je vois que vous allez entrer, répliqua le notaire. Je suis un vieil
ami du Dr Jekyll… M. Utterson, de Gaunt Street… Il doit vous avoir parlé de
moi ; et en nous rencontrant si à point, j’ai cru que vous pourriez
m’introduire auprès de lui.
– Vous ne trouverez pas le Dr Jekyll ; il est sorti, répliqua M.
Hyde, en soufflant dans sa clef. Puis avec brusquerie, mais toujours sans
lever les yeux, il ajouta : D’où me connaissez-vous ?
– Je vous demanderai d’abord, répliqua M. Utterson, de me faire un
plaisir.
– Volontiers, répondit l’autre… De quoi s’agit-il ?
– Voulez-vous me laisser voir votre visage ? demanda le notaire.
M. Hyde parut hésiter ; puis, comme s’il prenait une brusque
résolution, il releva la tête d’un air de défi ; et tous deux restèrent
quelques secondes à se dévisager fixement.
– À présent, je vous reconnaîtrai, fit M. Utterson. Cela peut devenir
utile.
– Oui, répliqua M. Hyde, il vaut autant que nous nous soyons
rencontrés ; mais à ce propos, il est bon que vous sachiez mon adresse.
Et il lui donna un numéro et un nom de rue dans Soho.
« Grand Dieu ! pensa M. Utterson, se peut-il que lui aussi ait
songé au testament ? »
Mais il garda sa réflexion pour lui-même et se borna à émettre un vague
remerciement au sujet de l’adresse.
– Et maintenant, fit l’autre, répondez-moi : d’où me
connaissez-vous ?
– On m’a fait votre portrait.
– Qui cela ?
– Nous avons des amis communs, répondit M. Utterson.
– Des amis communs, répéta M. Hyde, d’une voix rauque. Citez-en.
– Jekyll, par exemple, dit le notaire.
– Jamais il ne vous a parlé de moi ! s’écria M. Hyde, dans un
accès de colère. Je ne vous croyais pas capable de mentir.
– Tout doux, fit M. Utterson, vous vous oubliez.
L’autre poussa tout haut un ricanement sauvage ; et en un instant, avec
une promptitude extraordinaire, il ouvrit la porte et disparut dans la
maison.
Le notaire resta d’abord où M. Hyde l’avait laissé, livré au plus grand
trouble. Puis avec lenteur il se mit à remonter la rue, s’arrêtant quasi à
chaque pas et portant la main à son front, comme s’il était en proie à une
vive préoccupation d’esprit. Le problème qu’il examinait ainsi, tout en
marchant, appartenait à une catégorie presque insoluble. M. Hyde était blême
et rabougri, il donnait sans aucune difformité visible l’impression d’être
contrefait, il avait un sourire déplaisant, il s’était comporté envers le
notaire avec un mélange quasi féroce de timidité et d’audace, et il parlait
d’une voix sourde, sibilante et à demi cassée ; tout cela militait
contre lui ; mais tout cet ensemble réuni ne suffisait pas à expliquer
la répugnance jusque-là inconnue, le dégoût et la crainte avec lesquels M.
Utterson le regardait. « Il doit y avoir autre chose, se dit ce
gentleman, perplexe. Il y a certainement autre chose, mais je n’arrive pas à
mettre le doigt dessus. Dieu me pardonne, cet homme n’a pour ainsi dire pas
l’air d’être un civilisé. Tiendrait-il du troglodyte ? ou serait-ce la
vieille histoire du Dr Fell, ou bien est-ce le simple reflet d’une vilaine
âme qui transparaît ainsi à travers son revêtement d’argile et le
transfigure ? Cette dernière hypothèse, je crois… Ah ! mon pauvre
vieux Harry Jekyll, si jamais j’ai lu sur un visage la griffe de Satan,
c’est bien sur celui de votre nouvel ami ! »
Passé le coin en venant de la petite rue, il y avait une place carrée
entourée d’anciennes et belles maisons, à cette heure déchues pour la
plupart de leur splendeur passée et louées par étages et appartements à des
gens de toutes sortes et de toutes conditions : graveurs de plans,
architectes, louches agents d’affaires et directeurs de vagues entreprises.
Une maison, toutefois, la deuxième à partir du coin, appartenait toujours à
un seul occupant ; et à la porte de celle-ci, qui offrait un grand air
de richesse et de confort, bien qu’à l’exception de l’imposte elle fût alors
plongée dans les ténèbres, M. Utterson s’arrêta et heurta. Un domestique
âgé, en livrée, vint ouvrir.
– Est-ce que le docteur est chez lui, Poole ? demanda le notaire.
– Je vais voir ; monsieur Utterson, répondit Poole, tout en
introduisant le visiteur dans un grand et confortable vestibule au plafond
bas, pavé de carreaux céramiques, chauffé (telle une maison de campagne) par
la flamme claire d’un âtre ouvert, et meublé de précieux buffets de chêne.
– Préférez-vous attendre ici au coin du feu, monsieur, ou voulez-vous
que je vous fasse de la lumière dans la salle à manger ?
– Inutile, j’attendrai ici, répliqua le notaire.
Et s’approchant du garde-feu élevé, il s’y accouda. Ce vestibule, où il
resta bientôt seul, était une vanité mignonne de son ami le docteur ;
et Utterson lui-même ne manquait pas d’en parler comme de la pièce la plus
agréable de tout Londres. Mais ce soir, un frisson lui parcourait les
moelles ; le visage de Hyde hantait péniblement son souvenir ; il
éprouvait (chose insolite pour lui) la satiété et le dégoût de la vie ;
et du fond de sa dépression mentale, les reflets dansants de la flamme sur
le poli des buffets et les sursauts inquiétants de l’ombre au plafond,
prenaient un caractère lugubre. Il eut honte de se sentir soulagé lorsque
Poole revint enfin lui annoncer que le Dr Jekyll était sorti.
– Dites, Poole, fit-il, j’ai vu M. Hyde entrer par la porte de
l’ancienne salle de dissection. Est-ce correct, lorsque le Dr Jekyll est
absent ?
– Tout à fait correct, monsieur Utterson, répondit le domestique, M.
Hyde a la clef.
– Il me semble que votre maître met beaucoup de confiance en ce jeune
homme, Poole, reprit l’autre d’un air pensif.
– Oui, monsieur, beaucoup en effet, répondit Poole. Nous avons tous
reçu l’ordre de lui obéir.
– Je ne pense pas avoir jamais rencontré M. Hyde ? interrogea
Utterson.
– Oh, mon Dieu, non, monsieur. Il ne dîne jamais ici, répliqua le
maître d’hôtel. Et même nous ne le voyons guère de ce côté-ci de la
maison ; il entre et sort la plupart du temps par le laboratoire.
– Allons, bonne nuit, Poole.
– Bonne nuit, monsieur Utterson.
Et le notaire s’en retourna chez lui, le cœur tout serré.
« Ce pauvre Harry Jekyll, songeait-il, j’ai bien peur qu’il ne se soit
mis dans de mauvais draps ! Il a eu une jeunesse un peu orageuse ;
cela ne date pas d’hier, il est vrai ; mais la justice de Dieu ne
connaît ni règle ni limites. Hé oui, ce doit être cela : le revenant
d’un vieux péché, le cancer d’une honte secrète, le châtiment qui vient,
pede claudo, des années après que la faute est sortie de la mémoire et que
l’amour-propre s’en est absous. »
Et le notaire, troublé par cette considération, médita un instant sur son
propre passé, fouillant tous les recoins de sa mémoire, dans la crainte d’en
voir surgir à la lumière, comme d’une boîte à surprises, une vieille
iniquité. Son passé était certes bien innocent ; peu de gens pouvaient
lire avec moins d’appréhension les feuillets de leur vie ; et pourtant
il fut d’abord accablé de honte par toutes les mauvaises actions qu’il avait
commises, puis soulevé d’une douce et timide reconnaissance par toutes
celles qu’il avait évitées après avoir failli de bien près les commettre. Et
ramené ainsi à son sujet primitif, il conçut une lueur d’espérance.
« Ce maître Hyde, si on le connaissait mieux, songeait-il, doit avoir
ses secrets particuliers : de noirs secrets, dirait-on à le voir ;
des secrets à côté desquels les pires du pauvre Jekyll sembleraient purs
comme le jour. Les choses ne peuvent durer ainsi. Cela me glace de penser
que cet être-là s’insinue comme un voleur au chevet de Harry : pauvre
Harry, quel réveil pour lui ! Et quel danger ; car si ce Hyde
soupçonne l’existence du testament, il peut devenir impatient d’hériter.
Oui, il faut que je pousse à la roue… si toutefois Jekyll me laisse faire,
ajouta-t-il, si Jekyll veut bien me laisser faire. »
Car une fois de plus il revoyait en esprit, nettes comme sur un écran
lumineux, les singulières clauses du testament.
III
La parfaite tranquillité du Dr Jekyll
Quinze jours s’étaient écoulés lorsque, par le plus heureux des hasards, le
docteur offrit un de ces agréables dîners dont il était coutumier à cinq ou
six vieux camarades, tous hommes intelligents et distingués, et tous
amateurs de bons vins. M. Utterson, qui y assistait, fit en sorte de rester
après le départ des autres convives. La chose, loin d’avoir quelque chose de
nouveau, s’était produite maintes et maintes fois. Quand on aimait Utterson,
on l’aimait bien. Les amphitryons se plaisaient à retenir l’aride notaire,
alors que les gens d’un caractère jovial et expansif avaient déjà le pied
sur le seuil ; ils se plaisaient à rester encore quelque peu avec ce
discret compagnon, afin de se réaccoutumer à la solitude, et de laisser leur
esprit se détendre, après une excessive dépense de gaieté, dans le précieux
silence de leur hôte. À cette règle, le Dr Jekyll ne faisait pas
exception ; et si vous aviez vu alors, installé de l’autre côté du feu,
ce quinquagénaire robuste et bien bâti, dont le visage serein offrait, avec
peut-être un rien de dissimulation, tous les signes de l’intelligence et de
la bonté, vous auriez compris à sa seule attitude qu’il professait envers M.
Utterson une sincère et chaude sympathie.
– J’ai éprouvé le besoin de vous parler, Jekyll, commença le notaire.
Vous vous rappelez votre testament ?
Un observateur attentif eût pu discerner que l’on goûtait peu ce
sujet ; mais le docteur affecta de le prendre sur un ton dégagé.
– Mon cher Utterson, répondit-il, vous n’avez pas de chance avec votre
client. Je n’ai jamais vu personne aussi tourmenté que vous l’êtes par mon
testament ; sauf peut-être ce pédant invétéré de Lanyon, par ce qu’il
appelle mes hérésies scientifiques. Oui, oui, entendu, c’est un brave
garçon… inutile de prendre cet air sévère… un excellent garçon, et j’ai
toujours l’intention de le revoir, mais cela ne l’empêche pas d’être un
pédant invétéré ; un pédant ignare et prétentieux. Jamais personne ne
m’a autant déçu que Lanyon.
– Vous savez que je n’ai jamais approuvé la chose, poursuivit
l’impitoyable Utterson, refusant de le suivre sur ce nouveau terrain.
– Mon testament ? Mais oui, bien entendu, je le sais, fit le
docteur, un peu sèchement. Vous me l’avez déjà dit.
– Eh bien, je vous le redis encore, continua le notaire. J’ai appris
quelque chose concernant le jeune Hyde.
La face épanouie du Dr Jekyll se décolora jusqu’aux lèvres, et ses yeux
s’assombrirent. Il déclara :
– Je ne désire pas en entendre davantage. Il me semble que nous avions
convenu de ne plus parler de ce sujet.
– Ce que j’ai appris est abominable, insista Utterson.
– Cela ne peut rien y changer. Vous ne comprenez pas ma situation,
répliqua le docteur, avec une certaine incohérence. Je suis dans une
situation pénible, Utterson ; ma situation est exceptionnelle, tout à
fait exceptionnelle. C’est une de ces choses auxquelles on ne peut remédier
par des paroles.
– Jekyll, reprit Utterson, vous me connaissez : je suis quelqu’un
en qui on peut avoir confiance. Avouez-moi cela sous le sceau du
secret ; je me fais fort de vous en tirer.
– Mon bon Utterson, repartit le docteur, c’est très aimable de votre
part ; c’est tout à fait aimable, et je ne trouve pas de mots pour vous
remercier. J’ai en vous la foi la plus entière ; je me confierais à
vous plutôt qu’à n’importe qui, voire à moi-même, s’il me restait le
choix ; mais croyez-moi, ce n’est pas ce que vous imaginez ; ce
n’est pas aussi grave ; et pour vous mettre un peu l’esprit en repos,
je vous dirai une chose : dès l’instant où il me plaira de le faire, je
puis me débarrasser de M. Hyde. Là-dessus je vous serre la main, et merci
encore et encore… Plus rien qu’un dernier mot, Utterson, dont vous ne vous
formaliserez pas, j’en suis sûr ; c’est là une affaire privée, et je
vous conjure de la laisser en repos.
Utterson, le regard perdu dans les flammes, resta songeur une minute.
– Je suis convaincu que vous avez parfaitement raison, finit-il par
dire, tout en se levant de son siège.
– Allons, reprit le docteur, puisque nous avons abordé ce sujet, et
pour la dernière fois j’espère, voici un point que je tiendrais à vous faire
comprendre. Je porte en effet le plus vif intérêt à ce pauvre Hyde. Je sais
que vous l’avez vu ; il me l’a dit ; et je crains qu’il ne se soit
montré grossier. Mais je vous assure que je porte un grand, un très grand
intérêt à ce jeune homme ; et si je viens à disparaître, Utterson, je
désire que vous me promettiez de le soutenir et de sauvegarder ses intérêts.
Vous n’y manqueriez pas, si vous saviez tout ; et cela me soulagerait
d’un grand poids si vous vouliez bien me le promettre.
– Je ne puis vous garantir que je l’aimerai jamais, repartit le
notaire.
– Je ne vous demande pas cela, insista Jekyll, en posant la main sur le
bras de l’autre ; je ne vous demande rien que de légitime ; je
vous demande uniquement de l’aider en mémoire de moi, lorsque je ne serai
plus là.
Utterson ne put refréner un soupir.
– Soit, fit-il, je vous le promets.
IV
L’assassinat de Sir Danvers Carew
Un an plus tard environ, au mois d’octobre 18…, un crime d’une férocité
inouïe, et que rendait encore plus remarquable le rang élevé de la victime,
vint mettre Londres en émoi. Les détails connus étaient brefs mais
stupéfiants. Une domestique qui se trouvait seule dans une maison assez
voisine de la Tamise était montée se coucher vers onze heures. Malgré le
brouillard qui vers le matin s’abattit sur la ville, le ciel resta pur la
plus grande partie de la nuit, et la pleine lune éclairait brillamment la
rue sur laquelle donnait la fenêtre de la fille. Celle-ci, qui était sans
doute en dispositions romanesques, s’assit sur sa malle qui se trouvait
placée juste devant la fenêtre, et se perdit dans une profonde rêverie.
Jamais (comme elle le dit, avec des flots de larmes, en racontant la scène),
jamais elle ne s’était sentie plus en paix avec l’humanité, jamais elle
n’avait cru davantage à la bonté du monde. Or, tandis qu’elle était là
assise, elle vit venir du bout de la rue un vieux et respectable gentleman à
cheveux blancs ; et allant à sa rencontre, un autre gentleman tout
petit, qui d’abord attira moins son attention. Lorsqu’ils furent à portée de
s’adresser la parole (ce qui se produisit juste au-dessous de la fenêtre par
où regardait la fille), le plus vieux salua l’autre, et l’aborda avec la
plus exquise politesse. L’objet de sa requête ne devait pas avoir grande
importance ; d’après son geste, à un moment, on eût dit qu’il se
bornait à demander son chemin ; mais tandis qu’il parlait, la lune
éclaira son visage, et la fille prit plaisir à le considérer, tant il
respirait une aménité de caractère naïve et désuète, relevée toutefois d’une
certaine hauteur, provenant, eût-on dit, d’une légitime fierté. Puis elle
accorda un regard à l’autre, et eut l’étonnement de reconnaître en lui un
certain M. Hyde, qui avait une fois rendu visite à son maître et pour qui
elle avait conçu de l’antipathie. Il tenait à la main une lourde canne, avec
laquelle il jouait, mais il ne répondait mot, et semblait écouter avec une
impatience mal contenue. Et puis tout d’un coup il éclata d’une rage folle,
frappant du pied, brandissant sa canne, et bref, au dire de la fille, se
comportant comme un fou.
Le vieux gentleman, d’un air tout à fait surpris et un peu offensé, fit un
pas en arrière ; sur quoi M. Hyde perdit toute retenue, et le frappant
de son gourdin l’étendit par terre. Et à l’instant même, avec une fureur
simiesque, il se mit à fouler aux pieds sa victime, et à l’accabler d’une
grêle de coups telle qu’on entendait les os craquer et que le corps
rebondissait sur les pavés. Frappée d’horreur à ce spectacle, la fille
perdit connaissance.
Il était deux heures lorsqu’elle revint à elle et alla prévenir la police.
L’assassin avait depuis longtemps disparu, mais au milieu de la chaussée
gisait sa victime, incroyablement abîmée. Le bâton, instrument du forfait,
bien qu’il fût d’un bois rare, très dense et compact, s’était cassé en deux
sous la violence de cette rage insensée ; et un bout hérissé d’éclats
en avait roulé jusque dans le ruisseau voisin… tandis que l’autre, sans
doute, était resté aux mains du criminel. On retrouva sur la victime une
bourse et une montre en or ; mais ni cartes de visite ni papiers, à
l’exception d’une enveloppe cachetée et timbrée, que le vieillard s’en
allait probablement mettre à la poste et qui portait le nom et l’adresse de
M. Utterson.
Cette lettre fut remise dans la matinée au notaire comme il était encore
couché. À peine eut-il jeté les yeux sur elle, et entendu raconter
l’événement, qu’il prit un air solennel et dit :
– Je ne puis me prononcer tant que je n’aurai pas vu le corps ;
mais c’est peut-être très sérieux. Ayez l’obligeance de me laisser le temps
de m’habiller.
Et, sans quitter sa contenance grave, il expédia son déjeuner en hâte et se
fit mener au poste de police, où l’on avait transporté le cadavre. À peine
entré dans la cellule, il hocha la tête affirmativement.
– Oui, dit-il, je le reconnais. J’ai le regret de vous apprendre que
c’est là le corps de sir Danvers Carew.
– Bon Dieu, monsieur, s’écria le commissaire, est-il possible ?
Et tout aussitôt ses yeux brillèrent d’ambition professionnelle. Il
reprit :
– Ceci va faire un bruit énorme. Et peut-être pouvez-vous m’aider à
retrouver le coupable.
Il raconta brièvement ce que la fille avait vu, et exhiba la canne brisée.
Au nom de Hyde, M. Utterson avait déjà dressé l’oreille, mais à l’aspect de
la canne, il ne put douter davantage : toute brisée et abîmée qu’elle
était, il la reconnaissait pour celle dont lui-même avait fait cadeau à
Henry Jekyll, des années auparavant. Il demanda :
– Ce M. Hyde est-il quelqu’un de petite taille ?
– Il est remarquablement petit et a l’air remarquablement mauvais,
telles sont les expressions de la fille, répondit le commissaire.
M. Utterson réfléchit ; après quoi, relevant la tête :
– Si vous voulez venir avec moi dans mon cab, je me fais fort de vous
mener à son domicile.
Il était alors environ neuf heures du matin, et c’était le premier
brouillard de la saison. Un vaste dais d’une teinte marron recouvrait le
ciel, mais le vent ne cessait de harceler et de mettre en déroute ces
bataillons de vapeurs. À mesure que le cab passait d’une rue dans l’autre,
M. Utterson voyait se succéder un nombre étonnant de teintes et d’intensités
crépusculaires : il faisait noir comme à la fin de la soirée ; là
c’était l’enveloppement d’un roux dense et livide, pareil à une étrange
lueur d’incendie ; et ailleurs, pour un instant, le brouillard cessait
tout à fait, et par une hagarde trouée le jour perçait entre les nuées
floconneuses. Vu sous ces aspects changeants, le triste quartier de Soho,
avec ses rues boueuses, ses passants mal vêtus, et ses réverbères qu’on
n’avait pas éteints ou qu’on avait rallumés pour combattre ce lugubre retour
offensif des ténèbres, apparaissait, aux yeux du notaire, comme emprunté à
une ville de cauchemar. Ses réflexions, en outre, étaient de la plus sombre
couleur, et lorsqu’il jetait les yeux sur son compagnon de voiture, il se
sentait effleuré par cette terreur de la justice et de ses représentants,
qui vient assaillir parfois jusqu’aux plus honnêtes.
Comme le cab s’arrêtait à l’adresse indiquée, le brouillard s’éclaircit un
peu et lui laissa voir une rue sale, un grand bar populaire, un restaurant
français de bas étage, une de ces boutiques où l’on vend des livraisons à
deux sous et des salades à quatre, des tas d’enfants haillonneux grouillant
sur les seuils, et des quantités de femmes de toutes les nationalités qui
s’en allaient, leur clef à la main, absorber le petit verre matinal. Presque
au même instant le brouillard enveloppa de nouveau cette région d’une ombre
épaisse et lui déroba la vue de ce peu recommandable entourage. Ici habitait
le familier de Henry Jekyll, un homme qui devait hériter d’un quart de
million de livres sterling.
Une vieille à face d’ivoire et à cheveux d’argent vint ouvrir. Elle avait un
visage méchant, masqué d’hypocrisie ; mais elle se tenait à merveille.
On était bien, en effet, chez M. Hyde, mais il se trouvait absent : il
était rentré fort tard dans la nuit, mais était ressorti au bout d’une heure
à peine ; ce qui n’avait rien de surprenant, car ses habitudes étaient
fort irrégulières, et il s’absentait souvent : ainsi, il y avait hier
près de deux mois qu’elle ne l’avait vu.
– Eh bien alors, dit le notaire, faites nous voir ses
appartements ; et, comme la vieille s’y refusait, il ajouta :
Autant vous dire tout de suite qui est ce monsieur qui m’accompagne :
c’est M. l’inspecteur Newcomen, de la Sûreté générale.
Un éclair de hideuse joie illumina le visage de la femme.
– Ah ! s’écria-t-elle, il a des ennuis ! Qu’est-ce qu’il a
donc fait ?
M. Utterson échangea un regard avec l’inspecteur.
– Il n’a pas l’air des plus populaires, fit observer ce dernier. Et
maintenant, ma brave femme, laissez-nous donc, ce monsieur et moi, jeter un
coup d’œil à l’intérieur.
Dans toute l’étendue de la maison, où la vieille se trouvait absolument
seule, M. Hyde ne s’était servi que de deux pièces, mais il les avait
aménagées avec luxe et bon goût. Un réduit était garni de vins ; la
vaisselle était d’argent, le linge fin, on voyait au mur un tableau de
maître, cadeau (supposa Utterson) de Henry Jekyll, qui était assez bon
connaisseur ; et les tapis étaient moelleux et de tons discrets. À
cette heure cependant, l’aspect des pièces révélait aussitôt qu’on venait
d’y fourrager depuis peu et en toute hâte : des vêtements, les poches
retournées, jonchaient le parquet ; des tiroirs à serrure restaient
béants ; et la cheminée contenait un amas de cendres grisâtres, comme
si on y avait brûlé une grande quantité de papiers. En remuant ce tas
l’inspecteur découvrit, épargné par le feu, le talon d’un carnet de chèques
vierge ; l’autre moitié de la canne se retrouva derrière la
porte ; et comme ceci confirmait définitivement ses soupçons, le
fonctionnaire se déclara enchanté. Une visite à la banque, où l’on trouva le
compte de l’assassin crédité de plusieurs milliers de livres, mit le comble
à sa satisfaction.
– Vous pouvez m’en croire, monsieur, affirma-t-il à M. Utterson, je le
tiens. Il faut qu’il ait perdu la tête, sans quoi il n’eût jamais laissé
derrière lui cette canne, ni surtout détruit ce carnet de chèques. L’argent,
voyons, c’est la vie même pour lui. Nous n’avons plus rien d’autre à faire
que de l’attendre à la banque, et de publier son signalement.
Ceci, toutefois, n’alla pas sans difficultés ; car peu de gens
connaissaient M. Hyde : le maître même de la servante ne l’avait vu que
deux fois ; sa famille demeurait introuvable ; il ne s’était
jamais fait photographier ; et les rares personnes en état de le
décrire différaient considérablement, selon la coutume des observateurs
vulgaires. Ils ne s’accordaient que sur un point, à savoir :
l’impression obsédante de difformité indéfinissable qu’on ressentait à la
vue du fugitif.
V
L’incident de la lettre
Il était tard dans l’après-midi lorsque M. Utterson se présenta à la porte
du Dr Jekyll, où il fut reçu aussitôt par Poole, qui l’emmena, par les
cuisines et en traversant une cour qui avait été autrefois un jardin,
jusqu’au corps de logis qu’on appelait indifféremment le laboratoire ou
salle de dissection. Le docteur avait racheté la maison aux héritiers d’un
chirurgien fameux ; et comme lui-même s’occupait plutôt de chimie que
d’anatomie, il avait changé la destination du bâtiment situé au fond du
jardin. Le notaire était reçu pour la première fois dans cette partie de
l’habitation de son ami. Il considérait avec curiosité ces murailles
décrépies et dépourvues de fenêtres ; et ce furent des regards
fâcheusement dépaysés qu’il promena autour de lui, lorsqu’il traversa
l’amphithéâtre, jadis empli d’une foule d’étudiants attentifs et à cette
heure vide et silencieux, avec ses tables surchargées d’instruments de
chimie, son carreau encombré de touries et jonché de paille d’emballage sous
le jour appauvri que laissait filtrer la coupole embrumée. À l’autre
extrémité, des marches d’escalier aboutissaient à une porte revêtue de serge
rouge, par où M. Utterson fut enfin admis dans le cabinet du docteur.
C’était une vaste pièce, garnie tout autour d’étagères vitrées, et meublée
principalement d’une glace « psyché » et d’une table de travail,
et ayant vue sur la cour par trois fenêtres poussiéreuses et grillées de
fer. Le feu brûlait dans l’âtre ; une lampe allumée était disposée sur
le rebord de la cheminée ; car même dans les intérieurs le brouillard
commençait à s’épaissir ; et là, réfugié tout contre la flamme, était
assis le Dr Jekyll, qui semblait très malade. Sans se lever pour venir à la
rencontre de son visiteur, il lui tendit une main glacée et lui souhaita la
bienvenue d’une voix altérée.
– Et alors, lui dit M. Utterson, dès que Poole se fut retiré, vous avez
appris les nouvelles ?
Le docteur frissonna. Il répondit :
– On les criait sur la place ; je les ai entendues de ma salle à
manger.
– Un mot, dit le notaire. Carew était mon client, mais vous l’êtes
aussi, et je tiens à savoir ce que je fais. Vous n’avez pas été assez fou
pour cacher ce garçon ?
– Utterson, je prends Dieu à témoin, s’écria le docteur, oui je prends
Dieu à témoin que je ne le reverrai de ma vie. Je vous donne ma parole
d’honneur que tout est fini dans ce monde entre lui et moi. C’est absolument
fini. Et d’ailleurs, il n’a pas besoin de mon aide ; vous ne le
connaissez pas comme je le connais ; il est à l’abri, il est tout à
fait à l’abri, notez bien mes paroles, on n’aura plus jamais de ses
nouvelles.
Le notaire l’écoutait d’un air soucieux : l’attitude fiévreuse de son
ami lui déplaisait. Il répliqua :
– Vous semblez joliment sûr de lui, et dans votre intérêt je souhaite
que vous ne vous trompiez pas. Si le procès avait lieu, votre nom y serait
peut-être prononcé.
– Je suis tout à fait sûr de lui, reprit Jekyll ; ma certitude
repose sur des motifs qu’il m’est interdit de révéler à quiconque. Mais il y
a un point sur lequel vous pouvez me conseiller. J’ai… j’ai reçu une
lettre ; et je me demande si je dois la communiquer à la police. Je
m’en remettrais volontiers à vous, Utterson ; vous jugeriez sainement,
j’en suis convaincu ; j’ai en vous la plus entière confiance.
– Vous craignez, j’imagine, que cette lettre ne puisse aider à le faire
retrouver ? interrogea le notaire.
– Non répondit l’autre. Je ne puis dire que je me soucie du sort de
Hyde ; tout est fini entre lui et moi. Je songeais à ma réputation
personnelle, que cette odieuse histoire a quelque peu mise en péril.
Utterson médita quelques instants : l’égoïsme de son ami le surprenait,
tout en le rassurant.
– Eh bien, soit, conclut-il enfin, faites-moi voir cette lettre.
Elle était libellée d’une singulière écriture droite, et signée
« Edward Hyde ». Elle déclarait, en termes assez laconiques, que
le bienfaiteur du susdit Hyde, le Dr Jekyll, dont il avait longtemps si mal
reconnu les mille bienfaits, ne devait éprouver aucune inquiétude au sujet
de son salut, car il disposait de moyens d’évasion en lesquels il mettait
une entière confiance. Cette lettre plut assez au notaire ; elle jetait
sur cette liaison un jour plus favorable qu’il ne l’avait cru ; et il
se reprocha quelques-unes de ses suppositions passées.
– Avez-vous l’enveloppe ? demanda-t-il.
– Je l’ai brûlée, répondit Jekyll, avant de songer à ce que je faisais.
Mais elle ne portait pas de cachet postal. On a remis la lettre de la main à
la main.
– Puis-je garder ce papier jusqu’à demain ? demanda Utterson. La
nuit porte conseil.
– Je vous laisse entièrement juge de ma conduite, repartit l’autre.
J’ai perdu toute confiance en moi.
– Eh bien, je réfléchirai, conclut le notaire. Et maintenant un dernier
mot : c’est Hyde qui vous a dicté les termes de votre testament ayant
trait à votre disparition possible ?
Un accès de faiblesse parut envahir le docteur : il serra les dents et
fit un signe affirmatif.
– J’en étais sûr, dit Utterson. Il comptait vous assassiner. Vous
l’avez échappé belle.
– Bien mieux que cela, répliqua le docteur avec gravité. J’ai reçu une
leçon… Ô Dieu, Utterson, quelle leçon j’ai reçue !…
Et il resta un moment la face cachée entre ses mains.
Avant de quitter la maison, le notaire s’arrêta pour échanger quelques mots
avec Poole.
– À propos, lui dit-il, on a apporté une lettre aujourd’hui. Quelle
figure avait le messager ?
Mais Poole fut catégorique : le facteur seul avait apporté quelque
chose ; « et il n’a remis que des imprimés », ajouta-t-il.
À cette nouvelle, le visiteur, en s’éloignant, sentit renaître ses craintes.
D’évidence, la lettre était arrivée par la porte du laboratoire ;
peut-être même avait-elle été écrite dans le cabinet ; et dans ce
dernier cas, il fallait en juger différemment, et ne s’en servir qu’avec
beaucoup de circonspection. Les vendeurs de journaux, sur son chemin,
s’égosillaient au long des trottoirs : « Édition spéciale !
Abominable assassinat d’un membre du Parlement ! » C’était là pour
lui l’oraison funèbre d’un client et ami ; et il ne pouvait s’empêcher
d’appréhender plus ou moins que la bonne renommée d’un autre encore ne fût
entraînée dans le tourbillon du scandale. En tout cas, la décision qu’il
avait à prendre était scabreuse ; et en dépit de son assurance
habituelle, il en vint peu à peu à désirer un conseil. Il ne pouvait être
question de l’obtenir directement ; mais peut-être, se disait-il,
arriverait-on à le soutirer par un détour habile.
Quelques minutes plus tard, il était chez lui, installé d’un côté de la
cheminée, dont M. Guest, son principal clerc, occupait l’autre. À mi-chemin
entre les deux, à une distance du feu judicieusement calculée, se dressait
une bouteille d’un certain vieux vin qui avait longtemps séjourné à l’abri
du soleil dans les caves de la maison. Le brouillard planait encore, noyant
la ville, où les réverbères scintillaient comme des rubis ; et parmi
l’asphyxiante opacité de ces nuages tombés du ciel, le cortège sans cesse
renouvelé de la vie urbaine se déroulait parmi les grandes artères avec le
bruit d’un vent véhément. Mais la lueur du feu égayait la chambre. Dans la
bouteille les acides du vin s’étaient depuis longtemps résolus ; la
pourpre impériale s’était atténuée avec l’âge, comme s’enrichit la tonalité
d’un vitrail ; et la splendeur des chaleureuses après-midi d’automne
sur les pentes des vignobles n’attendait plus que d’être libérée pour
disperser les brouillards londoniens. Graduellement le notaire s’amollit. Il
n’y avait personne envers qui il gardât moins de secrets que M. Guest et il
n’était même pas toujours sûr d’en garder autant qu’il le désirait. Guest
avait fréquemment été chez le docteur pour affaires ; il connaissait
Poole ; il ne pouvait pas être sans avoir appris les accointances de M.
Hyde dans la maison ; il avait dû en tirer ses conclusions ; ne
valait-il donc pas mieux lui faire voir une lettre qui mettait ce mystère au
point ? Et cela d’autant plus que Guest, en sa qualité de grand amateur
et expert en graphologie, considérerait la démarche comme naturelle et
flatteuse ? Le clerc, en outre, était de bon conseil ; il n’irait
pas lire un document aussi singulier sans lâcher une remarque ; et
d’après cette remarque M. Utterson pourrait diriger sa conduite ultérieure.
– Bien triste histoire, cet assassinat de sir Danvers, prononça le
notaire.
– Oui, monsieur, en effet. Elle a considérablement ému l’opinion
publique, répliqua Guest. Le criminel, évidemment, était fou.
– J’aimerais savoir votre avis là-dessus, reprit Utterson. J’ai ici un
document de son écriture ; soit dit entre nous, car je ne sais pas
encore ce que je vais en faire ; c’est à tout prendre une vilaine
histoire. Mais voici la chose ; tout à fait dans vos cordes : un
autographe d’assassin.
Le regard de Guest s’alluma, et il s’attabla aussitôt pour examiner le
papier avec avidité.
– Non, monsieur, dit-il, ce n’est pas d’un fou ; mais c’est une
écriture contrefaite.
– Comme son auteur, alors, car lui aussi est très contrefait.
À ce moment précis, le domestique entra, porteur d’un billet.
– Est-ce du Dr Jekyll, monsieur ? interrogea le clerc. Il m’a
semblé reconnaître son écriture. Quelque chose de personnel, monsieur
Utterson ?
– Une simple invitation à dîner. Pourquoi ? Vous désirez la
voir ?
– Rien qu’un instant… Je vous remercie, monsieur.
Et le clerc, disposant les papiers côte à côte, compara attentivement leurs
teneurs.
– Merci, monsieur, dit-il enfin, en lui restituant les deux
billets ; c’est un autographe des plus intéressants.
Il y eut un silence, au cours duquel M. Utterson lutta contre lui-même. Puis
il demanda tout à coup :
– Dites-moi, Guest, pourquoi les avez-vous comparés ?
– Eh bien, monsieur, répondit le clerc, c’est qu’ils présentent une
assez singulière ressemblance ; les deux écritures sont sous beaucoup
de rapports identiques ; elles ne diffèrent que par l’inclinaison.
– Assez singulier, dit Utterson.
– C’est, comme vous dites, assez singulier, répliqua Guest.
– Il vaut mieux que je ne parle pas de cette lettre, vous le voyez, dit
le notaire.
– Non, monsieur, dit le clerc. Je comprends.
Mais M. Utterson ne fut pas plus tôt seul ce soir-là, qu’il enferma la
lettre dans son coffre-fort, d’où elle ne bougea plus désormais. « Hé
quoi ! songeait-il, Henry Jekyll devenu faussaire pour sauver un
criminel ! »
Et il sentit dans ses veines courir un frisson glacé.
VI
Le remarquable incident du Dr Lanyon
Le temps s’écoulait ; des milliers de livres étaient offertes en
récompense, car la mort de sir Danvers Carew constituait un malheur
public ; mais M. Hyde se dérobait aux recherches de la police tout
comme s’il n’eût jamais existé. Son passé, toutefois, révélait beaucoup de
faits également peu honorables : on apprenait des exemples de la
cruauté de cet homme aussi insensible que brutal ; de sa vie de
débauche, de ses étranges fréquentations, des haines qu’il avait provoquées
autour de lui ; mais sur ses faits et gestes présents, pas le moindre
mot. À partir de la minute où il avait quitté sa maison de Soho, le matin du
crime, il s’était totalement évanoui. De son côté, à mesure que le temps
passait, M. Utterson se remettait peu à peu de sa chaude alarme, et
retrouvait sa placidité d’esprit. À son point de vue, la mort de sir Danvers
était largement compensée par la disparition de M. Hyde. Depuis que cette
mauvaise influence n’existait plus, une vie nouvelle avait commencé pour le
Dr Jekyll. Il sortait de sa réclusion, voyait de nouveau ses amis,
redevenait leur hôte et leur boute-en-train habituel ; et s’il avait
toujours été connu pour ses charités, il se distinguait non moins à cette
heure par sa religion. Il était actif, sortait beaucoup, se portait
bien ; son visage semblait épanoui et illuminé par l’intime conscience
de son utilité sociale. Bref, durant plus de deux mois, le docteur vécut en
paix.
Le 8 janvier, Utterson avait dîné chez le docteur, en petit comité ;
Lanyon était là ; et le regard de leur hôte allait de l’un à l’autre
comme au temps jadis, alors qu’ils formaient un trio d’amis inséparables. Le
12, et à nouveau le 14, le notaire trouva porte close. « Le docteur,
lui annonça Poole, s’était enfermé chez lui, et ne voulait recevoir
personne. » Le 15, il fit une nouvelle tentative, et essuya le même
refus. Comme il s’était réhabitué depuis deux mois à voir son ami presque
quotidiennement, ce retour à la solitude lui pesa. Le cinquième soir, il
retint Guest à dîner avec lui ; et le sixième, il se rendit chez le Dr
Lanyon.
Là, du moins, on ne refusa pas de le recevoir ; mais lorsqu’il entra,
il fut frappé du changement qui s’était produit dans l’apparence du docteur.
Celui-ci avait son arrêt de mort inscrit en toutes lettres sur son visage.
Cet homme au teint florissant était devenu blême, ses chairs s’étaient
flétries ; il était visiblement plus chauve et plus vieux ; mais
ce qui retint l’attention du notaire plus encore que ces témoignages d’une
prompte déchéance physique, ce fut une altération du regard et de la manière
d’être qui semblait révéler une âme en proie à quelque terreur profonde. Il
était peu vraisemblable que le docteur dût craindre la mort ; et ce fut
néanmoins là ce qu’Utterson fut tenté de soupçonner.
« Oui, songeait-il, comme médecin, il ne peut manquer de savoir où il
en est, et que ses jours sont comptés. Cette certitude l’accable. »
Et néanmoins, quand Utterson lui parla de sa mauvaise mine, ce fut avec un
air de grande fermeté que Lanyon se déclara condamné.
– J’ai reçu un coup, dit-il, dont je ne me remettrai pas. Ce n’est plus
qu’une question de semaines. Tant pis, la vie avait du bon ; je
l’aimais ; oui, monsieur, je m’étais habitué à l’aimer. Je songe
parfois que si nous savions tout, nous n’aurions plus d’autre désir que de
disparaître.
– Jekyll est malade, lui aussi, remarqua Utterson. L’avez-vous
vu ?
Mais Lanyon changea de visage, et il leva une main tremblante.
– Je refuse désormais de voir le Dr Jekyll ou d’entendre parler de lui,
dit-il d’une voix forte et mal assurée. J’ai rompu à tout jamais avec cet
homme et je vous prie de m’épargner toute allusion à quelqu’un que je
considère comme mort.
M. Utterson eut un clappement de langue désapprobateur ; et après un
long silence il demanda :
– Ne puis-je rien faire ? Nous sommes trois fort vieux amis,
Lanyon ; nous ne vivrons plus assez longtemps pour en trouver d’autres.
– Il n’y a rien à faire, répliqua Lanyon ; interrogez-le lui-même.
– Il refuse de me voir, dit le notaire.
– Cela ne m’étonne pas, repartit l’autre. Un jour, Utterson, lorsque je
serai mort, vous apprendrez peut-être les bonnes et les mauvaises raisons de
cette rupture. Je ne puis vous les dire. Et en attendant, si vous vous
sentez capable de vous asseoir et de parler d’autre chose, pour l’amour de
Dieu, restez et faites-le ; mais si vous ne pouvez pas vous empêcher de
revenir sur ce maudit sujet, alors, au nom de Dieu, allez-vous-en, car je ne
le supporterais pas.
Sitôt rentré chez lui, Utterson se mit à son bureau et écrivit à Jekyll, se
plaignant d’être exclu de chez lui et lui demandant la cause de cette
fâcheuse brouille avec Lanyon. Le lendemain, il reçut une longue réponse,
rédigée en termes le plus souvent très véhéments, mais çà et là d’une
obscurité impénétrable. Le différend avec Lanyon était sans remède.
« Je ne blâme pas notre vieil ami, écrivait Jekyll, mais je partage son
avis que nous ne devons jamais nous revoir. J’ai l’intention dorénavant de
mener une vie extrêmement retirée ; il ne faut pas vous en étonner, et
vous ne devez pas non plus douter de mon amitié, si ma porte est souvent
condamnée même pour vous. Laissez-moi suivre ma voie ténébreuse. J’ai attiré
sur moi un châtiment et un danger qu’il m’est interdit de préciser. Si je
suis un grand coupable, je souffre aussi en proportion. Je ne croyais pas
que cette terre pût renfermer des souffrances et des terreurs à ce point
démoralisantes. La seule chose que vous puissiez faire pour alléger mon
sort, Utterson, c’est de respecter mon silence. »
Utterson en fut stupéfait : la sinistre influence de Hyde avait
disparu, le docteur était retourné à ses travaux et à ses amitiés
d’autrefois ; huit jours plus tôt l’avenir le plus souriant lui
promettait une vieillesse heureuse et honorée ; et voilà qu’en un
instant, amitié, paix d’esprit, et toutes les joies de son existence
sombraient à la fois. Une métamorphose aussi complète et aussi imprévue
relevait de la folie ; mais d’après l’attitude et les paroles de
Lanyon, elle devait avoir une raison plus profonde et cachée.
Au bout de huit jours, Lanyon s’alita, et en un peu moins d’une quinzaine il
était mort. Le soir des funérailles, qui l’avaient affecté douloureusement,
Utterson s’enferma à clef dans son cabinet de travail, et s’attablant à la
lueur mélancolique d’une bougie, sortit et étala devant lui une enveloppe
libellée de la main et scellée du cachet de son ami défunt.
« CONFIDENTIEL. Destiné à J. G. Utterson SEUL et en cas de sien
prédécès à détruire tel quel », disait la suscription impérative. Le
notaire redoutait de passer au contenu. « J’ai déjà enterré un ami
aujourd’hui, songeait-il ; qui sait si ce papier ne va pas m’en coûter
un second ? » Mais il repoussa cette crainte comme injurieuse, et
rompit le cachet. Il y avait à l’intérieur un autre pli également scellé, et
dont l’enveloppe portait : « À n’ouvrir qu’au cas de mort ou de
disparition du Dr Henry Jekyll. » Utterson n’en croyait pas ses yeux.
Oui, le mot disparition y était bien ; ici encore, de même que dans
l’absurde testament qu’il avait depuis longtemps restitué à son auteur, ici
encore se retrouvait l’idée de disparition, accolée au nom d’Henry Jekyll.
Mais dans le testament, cette idée avait jailli de la sinistre inspiration
du sieur Hyde ; on ne l’y employait que dans un dessein trop clair et
trop abominable. Écrit de la main de Lanyon, que pouvait-il signifier ?
Une grande curiosité envahit le dépositaire ; il fut tenté de passer
outre à l’interdiction et de plonger tout de suite au fond de ces
mystères ; mais l’honneur professionnel et la parole donnée à son ami
défunt lui imposaient des obligations impérieuses ; et le paquet alla
dormir dans le coin le plus reculé de son coffre-fort.
Il est plus facile de refréner sa curiosité que de l’abolir ; et on
peut se demander si, à partir de ce jour, Utterson rechercha avec le même
empressement la compagnie de son ami survivant. Il songeait à lui avec
bienveillance ; mais ses pensées étaient inquiètes et pleines de
crainte. Il alla bien pour lui faire visite ; mais il fut presque
soulagé de se voir refuser l’entrée de chez lui ; peut-être, au fond,
préférait-il causer avec Poole sur le seuil, à l’air libre et environné par
les bruits de l’immense capitale, plutôt que d’être reçu dans ce domaine
d’une volontaire servitude, pour rester à s’entretenir avec son impénétrable
reclus. Poole n’avait d’ailleurs que des nouvelles assez fâcheuses à
communiquer. Le docteur, d’après lui, se confinait de plus en plus dans le
cabinet au-dessus du laboratoire, où il couchait même quelquefois ; il
était triste et abattu, devenait de plus en plus taciturne, et ne lisait
plus ; il semblait rongé de souci. Utterson s’accoutuma si bien à
l’uniformité de ces rapports, qu’il diminua peu à peu la fréquence de ses
visites.
VII
L’incident de la fenêtre
Un dimanche, comme M. Utterson faisait avec M. Enfield sa promenade
coutumière, il arriva que leur chemin les fit passer de nouveau par la
petite rue. Arrivés à hauteur de la porte, tous deux s’arrêtèrent pour la
considérer.
– Allons, dit Enfield, voilà cette histoire-là enfin terminée. Nous ne
reverrons plus jamais M. Hyde.
– Je l’espère, dit Utterson. Vous ai-je jamais raconté que je l’ai vu
une fois, et que j’ai partagé votre sentiment de répulsion.
– L’un ne pouvait aller sans l’autre, répliqua Enfield. Et entre
parenthèses combien vous avez dû me juger stupide d’ignorer que cette porte
fût une sortie de derrière pour le Dr Jekyll ! C’est en partie de votre
faute si je l’ai découvert par la suite.
– Alors, vous y êtes arrivé, en fin de compte ? reprit Utterson.
Mais puisqu’il en est ainsi, rien ne nous empêche d’entrer dans la cour et
de jeter un coup d’œil aux fenêtres. À vous parler franc, je ne suis pas
rassuré au sujet de ce pauvre Jekyll ; et même du dehors, il me semble
que la présence d’un ami serait capable de lui faire du bien.
Il faisait très froid et un peu humide dans la cour, et le crépuscule
l’emplissait déjà, bien que le ciel, tout là-haut, fût encore illuminé par
le soleil couchant. Des trois fenêtres, celle du milieu était à demi
ouverte, et installé derrière, prenant l’air avec une mine d’une désolation
infinie, tel un prisonnier sans espoir, le Dr Jekyll apparut à Utterson.
– Tiens ! vous voilà, Jekyll ! s’écria ce dernier. Vous allez
mieux, j’espère.
– Je suis très bas, Utterson, répliqua mornement le docteur, très bas.
Je n’en ai plus pour longtemps, Dieu merci.
– Vous restez trop enfermé, dit le notaire. Vous devriez sortir un peu,
afin de vous fouetter le sang, comme M. Enfield et moi (je vous présente mon
cousin, M. Enfield… Le docteur Jekyll). Allons, voyons, prenez votre chapeau
et venez faire un petit tour avec nous.
– Vous êtes bien bon, soupira l’autre. Cela me ferait grand
plaisir ; mais, non, non, non, c’est absolument impossible ; je
n’ose pas. Quand même, Utterson, je suis fort heureux de vous voir, c’est
pour moi un réel plaisir ; je vous prierais bien de monter avec M.
Enfield, mais la pièce n’est vraiment pas en état.
– Ma foi, tant pis, dit le notaire, avec bonne humeur, rien ne nous
empêche de rester ici en bas et de causer avec vous d’où vous êtes.
– C’est précisément ce que j’allais me hasarder à vous proposer,
répliqua le docteur avec un sourire.
Mais il n’avait pas achevé sa phrase, que le sourire s’éteignit sur son
visage et fit place à une expression de terreur et de désespoir si affreuse
qu’elle glaça jusqu’aux moelles les deux gentlemen d’en bas. Ils ne
l’aperçurent d’ailleurs que dans un éclair, car la fenêtre se referma
instantanément ; mais cet éclair avait suffi, et tournant les talons,
ils sortirent de la cour sans prononcer un mot. Dans le même silence, ils
remontèrent la petite rue ; et ce fut seulement à leur arrivée dans une
grande artère voisine, où persistaient malgré le dimanche quelques traces
d’animation, que M. Utterson se tourna enfin et regarda son compagnon. Tous
deux étaient pâles, et leurs yeux reflétaient un effroi identique.
– Que Dieu nous pardonne, que Dieu nous pardonne, répéta M. Utterson.
Mais M. Enfield se contenta de hocher très gravement la tête, et se remit à
marcher en silence.
VIII
La dernière nuit
Un soir après dîner, comme M. Utterson était assis au coin de son feu, il
eut l’étonnement de recevoir la visite de Poole.
– Miséricorde, Poole, qu’est-ce qui vous amène ?
s’écria-t-il ; et puis l’ayant considéré avec plus d’attention :
Qu’est-ce qui vous arrive ? Est-ce que le docteur est malade ?
– Monsieur Utterson, dit l’homme, il y a quelque chose qui ne va pas
droit.
– Prenez un siège, et voici un verre de vin pour vous, dit le notaire.
Maintenant ne vous pressez pas, et exposez-moi clairement ce que vous
désirez.
– Monsieur, répliqua Poole, vous savez que le docteur a pris l’habitude
de s’enfermer. Eh bien, il s’est enfermé de nouveau dans son cabinet de
travail ; et cela ne me plaît pas, monsieur… que je meure si cela me
plaît. Monsieur Utterson, je vous assure, j’ai peur.
– Voyons, mon brave, dit le notaire, expliquez-vous. De quoi avez-vous
peur ?
– Il y a déjà près d’une semaine que j’ai peur, répliqua Poole, faisant
la sourde oreille à la question ; et je ne peux plus supporter ça.
La physionomie du domestique confirmait amplement ses paroles ; il
n’avait plus aucune tenue ; et à part le moment où il avait d’abord
avoué sa peur, il n’avait pas une seule fois regardé le notaire en face. À
présent même, il restait assis, le verre de vin posé intact sur son genou,
et le regard fixé sur un coin du parquet.
– Je ne veux plus supporter ça, répéta-t-il.
– Allons, Poole, dit le notaire, je vois que vous avez quelque bonne
raison ; je vois qu’il y a quelque chose qui ne va réellement pas
droit. Essayez de me raconter ce que c’est.
– Je crois qu’il s’est commis un mauvais coup, dit Poole, d’une voix
rauque.
– Un mauvais coup ! s’exclama le notaire, passablement effrayé, et
assez porté à se fâcher en conséquence. Quel mauvais coup ? Qu’est-ce
que cela signifie ?
– Je n’ose pas dire, monsieur, reprit l’autre ; mais voulez-vous
venir avec moi vous rendre compte par vous-même ?
Pour toute réponse, M. Utterson se leva et alla prendre son chapeau et son
pardessus ; mais il fut tout étonné de voir quel énorme soulagement
exprimaient les traits du maître d’hôtel, et il s’étonna peut-être autant de
voir le vin toujours intact dans le verre du valet, lorsque celui-ci le
déposa pour partir.
C’était une vraie nuit de mars, tempétueuse et froide ; un pâle
croissant de lune, couché sur le dos comme si le vent l’eût culbuté, luisait
sous un tissu diaphane et léger de fuyantes effilochures nuageuses. Le vent
coupait presque la parole et sa flagellation mettait le sang au visage. Il
semblait en outre avoir vidé les rues de passants plus qu’à
l’ordinaire ; et M. Utterson croyait n’avoir jamais vu cette partie de
Londres aussi déserte. Il eût préféré le contraire ; jamais encore il
n’avait éprouvé un désir aussi vif de voir et de coudoyer ses frères
humains ; car en dépit de ses efforts, il avait l’esprit accablé sous
un angoissant pressentiment de catastrophe. Lorsqu’ils arrivèrent sur la
place, le vent y soulevait des tourbillons de poussière, et les ramures
squelettiques du jardin flagellaient les grilles. Poole, qui durant tout le
trajet n’avait cessé de marcher un pas ou deux en avant, fit halte au milieu
de la chaussée, et malgré l’âpre bise, il retira son chapeau et s’épongea le
front avec un mouchoir de poche rouge. Mais en dépit de la course rapide, ce
qu’il essuyait n’était pas la transpiration due à l’exercice, mais bien la
sueur d’une angoisse qui l’étranglait, car sa face était blême et sa voix,
lorsqu’il prit la parole, rauque et entrecoupée.
– Eh bien, monsieur, dit-il, nous y voici, et Dieu fasse qu’il ne soit
pas arrivé de malheur.
– Ainsi soit-il, Poole, dit le notaire.
Là-dessus le valet heurta d’une façon très discrète ; la porte
s’ouvrit, retenue par la chaîne ; et de l’intérieur une voix
interrogea :
– C’est vous, Poole ?
– Tout va bien, répondit Poole. Ouvrez.
Le vestibule, où ils pénétrèrent, était brillamment éclairé ; on avait
fait un grand feu, et autour de l’âtre toute la domesticité, mâle et
femelle, se tenait rassemblée en tas comme un troupeau de moutons. À la vue
de M. Utterson, la femme de chambre fut prise de geignements nerveux ;
et la cuisinière, s’écriant : « Dieu merci ! voilà M.
Utterson ! » s’élança au-devant de lui comme pour lui sauter au
cou.
– Quoi donc ? quoi donc ? Que faites-vous tous ici ?
interrogea le notaire avec aigreur. C’est très irrégulier, très
incorrect ; s’il le savait, votre maître serait loin d’être satisfait.
– C’est qu’ils ont tous peur, dit Poole.
Nul ne protesta, et il se fit un grand silence ; on n’entendait que la
femme de chambre, qui s’était mise à pleurer tout haut.
– Taisez-vous ! lui dit Poole, d’un ton furieux qui témoignait de
son énervement personnel. (Et de fait, quand la femme de chambre avait tout
à coup haussé la gamme de ses lamentations, tous avaient tressailli et
s’étaient tournés vers la porte intérieure avec des airs de crainte et
d’anxiété.) Et maintenant, continua le maître d’hôtel en s’adressant au
marmiton, passez-moi un bougeoir, nous allons tirer cela au clair tout de
suite.
Puis, ayant prié M. Utterson de le suivre, il l’emmena dans le jardin de
derrière.
– À présent, monsieur, lui dit-il, vous allez faire le moins de bruit
possible. Je tiens à ce que vous entendiez et je ne tiens pas à ce qu’on
vous entende. Et surtout, monsieur, si par hasard il vous demandait
d’entrer, n’y allez pas.
À cette conclusion imprévue, M. Utterson eut un sursaut nerveux qui manqua
lui faire perdre l’équilibre ; mais il rassembla son courage et suivit
le maître d’hôtel dans le bâtiment du laboratoire, puis traversant
l’amphithéâtre de dissection, encombré de touries et de flacons, il arriva
au pied de l’escalier. Là, Poole lui fit signe de se reculer de côté et
d’écouter ; et lui-même, déposant le bougeoir et faisant un appel
visible à toute sa résolution, monta les marches et d’une main mal assurée
frappa sur la serge rouge de la porte du cabinet.
– Monsieur, c’est M. Utterson qui demande à vous voir, annonça-t-il.
Et en même temps, d’un geste impératif, il engagea le notaire à prêter
l’oreille.
Une voix plaintive répondit de l’intérieur :
– Dites-lui qu’il m’est impossible de recevoir qui que ce soit.
– Bien, monsieur, dit Poole, avec dans la voix une sorte d’accent de
triomphe.
Et, reprenant le bougeoir, il remmena M. Utterson par la cour jusque dans la
grande cuisine, où le feu était éteint et où les blattes sautillaient sur le
carreau.
– Monsieur, dit-il en regardant M. Utterson dans les yeux, était-ce la
voix de mon maître ?
– Elle m’a paru bien changée, répondit le notaire, très pâle, mais sans
détourner le regard.
– Changée ? Certes oui, je le pense, reprit le maître d’hôtel.
Après vingt ans passés dans la demeure de cet homme, pourrais-je ne pas
connaître sa voix ? Non, monsieur, on a fait disparaître mon
maître ; on l’a fait disparaître, il y a huit jours, lorsque nous
l’avons entendu invoquer le nom de Dieu ; et qui est là à l’intérieur à
sa place, et pourquoi on reste là, monsieur Utterson, c’est une chose qui
crie vengeance au Ciel !
– Voici un conte bien étrange, Poole, voici un conte plutôt
invraisemblable, mon ami, dit M. Utterson, en se mordillant le doigt. À
supposer qu’il en soit comme vous l’imaginez, à supposer que le Dr Jekyll
ait été… eh bien, oui, assassiné, quel motif de rester pourrait avoir son
meurtrier ? Cela ne tient pas debout, cela ne supporte pas l’examen.
– Eh bien, monsieur Utterson, vous êtes difficile à convaincre, mais je
ne désespère pas d’y arriver, dit Poole. Toute cette dernière semaine,
sachez-le donc, cet homme, ou cet être, ou ce je ne sais quoi qui loge dans
le cabinet n’a cessé jour et nuit de réclamer à cor et à cri un certain
médicament sans arriver à l’obtenir à son idée. Il lui arrivait de temps à
autre… c’est de mon maître que je parle… d’écrire ses ordres sur une feuille
de papier qu’il jetait dans l’escalier. Nous n’avons rien eu d’autre ces
huit derniers jours ; rien que des papiers, et porte de bois ; et
jusqu’aux repas qu’on lui laissait là, et qu’il rentrait en cachette lorsque
personne ne le voyait. Eh bien, monsieur, tous les jours, oui, et même des
deux ou trois fois dans une seule journée, c’étaient des ordres et des
réclamations, et il m’a fallu courir chez tous les droguistes en gros de la
ville. Chaque fois que je rapportais le produit, c’était un nouveau papier
pour me dire de le renvoyer parce qu’il n’était pas pur, et un nouvel ordre
pour une autre maison. Ce produit, monsieur, on en a terriblement besoin,
pour je ne sais quel usage.
– Avez-vous gardé quelqu’un de ces papiers ? demanda M. Utterson.
Poole fouilla dans sa poche et en sortit un billet tout froissé, que le
notaire, se penchant plus près de la bougie, déchiffra avec attention. En
voici le contenu : « Le Dr Jekyll présente ses salutations à MM.
Maw. Il leur affirme que le dernier échantillon qu’ils lui ont fait parvenir
est impur et absolument inutilisable pour son présent besoin. En l’année
18…, le Dr Jekyll en a acheté une assez grande quantité chez MM. Maw. Il les
prie aujourd’hui de vouloir bien faire les recherches les plus diligentes,
et s’il leur en reste un peu de la même qualité, de le lui envoyer aussitôt.
Peu importe le coût. Ce produit est pour le Dr Jekyll d’une importance tout
à fait exceptionnelle. » Jusqu’ici l’allure du billet s’était maintenue
suffisamment normale, mais arrivé là, écorchant soudain le papier d’une
plume rageuse, le scripteur avait donné libre cours à ses sentiments.
« Pour l’amour de Dieu, ajoutait-il, retrouvez-m’en un peu de
l’ancien. »
– Voici un billet étrange, dit M. Utterson ; puis avec
sévérité : Comment se fait-il que vous l’ayez, tout décacheté, en votre
possession ?
– L’employé de chez Maw était si fort en colère, monsieur, qu’il me l’a
rejeté comme de l’ordure, répondit Poole.
– C’est indiscutablement l’écriture du docteur, vous savez ?
reprit le notaire.
– Je me disais bien qu’elle y ressemblait, dit le serviteur, mal
convaincu. Et puis, sur un nouveau ton, il reprit : Mais qu’importe
l’écriture, puisque je l’ai vu !
– Vous l’avez vu ? répéta M. Utterson. Et alors ?
– Tenez ! dit Poole, voici la chose. Je suis entré tout d’un coup
dans l’amphithéâtre, venant du jardin. Il avait dû se glisser au dehors pour
se mettre en quête du produit, ou faire je ne sais quoi ; car la porte
du cabinet était ouverte, et il se trouvait tout au fond de la salle en
train de fourrager parmi les touries. À mon arrivée, il leva les yeux,
poussa comme un cri plaintif, et s’enfuit par l’escalier jusque dans le
cabinet. Je ne l’ai vu qu’une minute, mais les cheveux m’en ont dressé sur
le crâne comme des baguettes. Dites, monsieur, si c’était là mon maître,
pourquoi avait-il un masque sur la figure ? Si c’était mon maître,
pourquoi a-t-il poussé ce cri de rat, et pourquoi s’est-il sauvé en me
voyant ? je l’ai servi assez longtemps. Et puis…
Mais l’homme se tut et se passa la main sur le visage.
– Toutes ces circonstances sont en effet bien bizarres, dit M.
Utterson, mais je crois que je commence à y voir clair. Votre maître, Poole,
est sans nul doute atteint d’une de ces maladies qui torturent à la fois et
défigurent leur victime ; de là, selon toute probabilité, l’altération
de sa voix ; de là le masque et son éloignement de ses amis ; de
là son anxiété de trouver ce produit, grâce auquel la pauvre âme garde
l’espoir d’une guérison finale. Dieu fasse que cet espoir ne soit pas
trompé ! Voilà mon explication : elle est suffisamment triste,
Poole, voire même affreuse à envisager, mais elle est simple et naturelle,
elle est cohérente, et elle nous délivre de toutes craintes exagérées.
– Monsieur, dit le maître d’hôtel, envahi d’une pâleur livide, cet être
n’était pas mon maître, et voilà la vérité. Mon maître (et ce disant il
regarda autour de lui et baissa la voix) est un homme grand et bien fait, et
celui-ci était une sorte de nabot.
Utterson voulut protester.
– Oh ! monsieur, s’écria Poole, croyez-vous que je ne connaisse
pas mon maître au bout de vingt ans ? Croyez-vous que je ne sache pas à
quelle hauteur sa tête arrive dans l’encadrement de la porte du cabinet où
je l’ai vu chaque matin de ma vie ? Non, monsieur, jamais ! Cet
être au masque n’était pas le docteur Jekyll ; et c’est mon intime
conviction qu’il y a eu assassinat.
– Poole, répliqua le notaire, dès lors que vous dites cela, je vais me
trouver dans l’obligation de m’en assurer. Malgré tout mon désir de ménager
les sentiments de votre maître, malgré tous mes doutes en présence de ce
billet qui semble prouver qu’il est encore vivant, je dois considérer comme
de mon devoir de forcer cette porte.
– Ah ! monsieur Utterson, voilà qui est parler, s’écria le maître
d’hôtel.
– Et maintenant, passons à une autre question, reprit Utterson :
qui va s’en charger ?
– Mais, vous et moi, monsieur, répliqua l’autre sans sourciller.
– Très bien dit, déclara le notaire, et quoi qu’il en résulte, je
saurai faire en sorte que vous n’y perdiez rien.
– Il y a une hache dans l’amphithéâtre, continua Poole, et vous
pourriez prendre pour vous le tisonnier de la cuisine.
Le notaire s’empara de cet outil grossier mais pesant, et le brandit.
– Savez-vous, Poole, dit-il en levant les yeux, que nous allons, vous
et moi, nous exposer à un certain danger ?
– Certes, monsieur, vous pouvez bien le dire, répondit le maître
d’hôtel.
– Il vaut donc mieux parler franc. Nous en savons l’un et l’autre plus
long que nous n’en avons dit ; ne nous cachons plus rien. Cet individu
masqué que vous avez vu, l’avez-vous reconnu ?
– Ma foi, monsieur, cela s’est fait si vite, et cette créature était
tellement courbée en deux, que je n’en jurerais pas. Mais si vous voulez
dire : était-ce M. Hyde ?… eh bien, oui, je crois que c’était
lui ! Voyez-vous, il était à peu près de la même carrure, et il avait
la même démarche leste et agile ; et d’ailleurs qui d’autre aurait pu
s’introduire par la porte du laboratoire ? N’oubliez pas, monsieur, que
lors du crime, il avait encore la clef sur lui. Mais ce n’est pas tout. Je
ne sais, monsieur Utterson, si vous avez jamais rencontré ce M. Hyde ?
– Si fait, répliqua le notaire, j’ai causé une fois avec lui.
– En ce cas, vous devez savoir aussi bien que nous tous que ce
gentleman avait quelque chose de bizarre… quelque chose qui vous retournait…
Je ne sais vraiment pas m’expliquer autrement que ceci : on se sentait
devant lui comme un vide et un froid dans les moelles.
– J’avoue que j’ai éprouvé un peu ce que vous dites là, fit M.
Utterson.
– Vous y êtes, monsieur. Eh bien ! quand cette créature masquée a
jailli, tel un singe, d’entre les produits chimiques et a filé dans le
cabinet, c’est comme de la glace qui m’est descendue le long de l’échine.
Oh ! je sais bien que ce n’est pas une preuve, monsieur Utterson ;
je suis assez instruit pour cela ; mais on a sa petite jugeote, et je
vous jure sur la Bible que c’était là M. Hyde.
– Soit, soit, dit le notaire. Mes craintes m’inclinent à le croire
aussi. Du mal, j’en ai peur… il ne pouvait sortir que du mal de cette
relation. Si fait, vraiment, je vous crois ; je crois que ce pauvre
Harry a été tué ; et je crois que son assassin… dans quel but, Dieu
seul pourrait le dire… s’attarde encore dans la demeure de sa victime. Eh
bien ! nous lui apporterons la vengeance. Faites venir Bradshaw.
Le valet désigné arriva, très pâle et énervé.
– Remettez-vous, Bradshaw, lui dit le notaire. Cette attente, je le
sais, vous est pénible à tous ; mais nous avons pris la résolution d’en
finir. Poole que voici et moi, nous allons pénétrer de vive force dans le
cabinet. Si tout est en règle, j’ai assez bon dos pour supporter la
responsabilité. Cependant, de crainte qu’il y ait réellement du mauvais, ou
qu’un malfaiteur ne tente de s’échapper par les derrières, vous ferez le
tour par le coin avec le marmiton, munis d’une bonne trique chacun, et vous
vous posterez à la porte du laboratoire. Nous vous laissons dix minutes pour
prendre vos dispositions.
Tandis que Bradshaw s’éloignait, le notaire, consultant sa montre,
ajouta :
– Et maintenant, Poole, prenons les nôtres.
Et emportant le tisonnier sous son bras, il s’avança le premier dans la
cour. Les nuages s’étaient amoncelés devant la lune, et il faisait à cette
heure tout à fait noir. Le vent, qui n’arrivait au fond de ce puits de
bâtiments que par bouffées intermittentes, faisait vaciller la flamme de la
bougie ; mais enfin ils arrivèrent dans l’abri de l’amphithéâtre, où
ils s’assirent pour attendre en silence. La rumeur grandiose de Londres
s’élevait de toutes parts ; mais à proximité immédiate, le silence
n’était interrompu que par le bruit d’un pas allant et venant sur le parquet
du cabinet.
– C’est ainsi qu’il marche toute la journée, monsieur, chuchota
Poole ; oui, et voire la plus grande partie de la nuit. Il n’y a un peu
de répit que quand il reçoit un nouvel échantillon de chez le droguiste.
Ah ! il faut une bien mauvaise conscience pour être ainsi ennemi du
repos. Ah ! monsieur, dans chacun de ces pas il y a du sang
traîtreusement répandu ! Mais écoutez encore, d’un peu plus près…
mettez votre cœur dans votre ouïe, monsieur Utterson, et dites-moi :
est-ce l’allure du docteur ?
Les pas résonnaient furtifs et légers, et quasi dansants malgré leur
lenteur : ils différaient complètement de la marche pesante et sonore
de Henry Jekyll. Utterson poussa un soupir et demanda ?
– Est-ce qu’on n’entend jamais rien d’autre ?
Poole fit un signe affirmatif, et répondit :
– Si, une fois. Une fois, je l’ai entendu pleurer.
– Pleurer ? Comment cela ? reprit le notaire, envahi tout à
coup d’un frisson d’horreur.
– Pleurer comme une femme ou comme une âme en peine, répondit le maître
d’hôtel. Quand je suis parti, cela m’est resté sur le cœur, si bien que j’en
aurais pleuré aussi.
Mais les dix minutes tiraient à leur fin. Poole sortit la hache de dessous
un tas de paille d’emballage ; on déposa le bougeoir sur la table la
plus proche afin d’y voir clair pour l’attaque ; et, retenant leur
souffle, tous deux s’approchèrent du lieu où ce pas inlassable allait sans
cesse de long en large, et de large en long, dans le calme de la nuit.
– Jekyll, appela Utterson d’une voix forte, je demande à vous voir.
Il se tut quelques instants, mais ne reçut pas de réponse. Il reprit :
– Je vous en préviens tout net, nos soupçons sont éveillés, il faut que
je vous voie et je vous verrai : si ce n’est par la persuasion, ce sera
autrement… si ce n’est de votre bon gré, ce sera par la violence.
– Utterson, cria la voix, pour l’amour de Dieu, ayez pitié !
– Ah ! ce n’est pas la voix de Jekyll… c’est celle de Hyde !
s’écria Utterson. Enfoncez la porte, Poole !
Et Poole balança la hache par-dessus son épaule ; sous le coup le
bâtiment retentit, et la porte à serge rouge rebondit contre la serrure et
les gonds. Du cabinet jaillit un hurlement de détresse, d’une épouvante tout
animale. La hache se releva de nouveau, et de nouveau les panneaux
craquèrent et l’encadrement sursauta. À quatre reprises le coup retomba,
mais le bois était dur et la menuiserie solide. Ce fut seulement au
cinquième que la serrure disjointe s’arracha et que les débris de la porte
s’abattirent à l’intérieur sur le tapis.
Les assiégeants, intimidés par leur propre tapage et par le silence qui lui
avait succédé hésitèrent un peu et regardèrent dans le cabinet qui s’étalait
sous leurs yeux à la paisible lumière de la lampe. Un bon feu clair
pétillait dans l’âtre, la bouilloire chantonnait son léger refrain, on
voyait deux ou trois tiroirs ouverts, des papiers disposés en ordre sur la
table de travail, et tout près du feu le nécessaire préparé pour le
thé : on eût dit l’intérieur le plus tranquille, et, à part les
étagères vitrées pleines d’instruments de chimie, le plus banal qu’il y eût
ce soir-là dans tout Londres.
Au beau milieu gisait le corps d’un homme tordu par l’agonie et encore
palpitant. Ils s’approchèrent à pas légers, le retournèrent sur le dos et
reconnurent les traits de M. Hyde. Il était vêtu d’habits beaucoup trop
grands pour lui, d’habits faits à la taille du docteur : les muscles de
son visage vibraient encore d’une apparence de vie, mais la vie elle-même
l’avait bien abandonné. La fiole broyée qu’il tenait encore, avec l’odeur
d’amandes amères qui flottait dans la pièce, révélèrent à Utterson qu’il
avait devant lui le cadavre d’un suicidé.
– Nous sommes arrivés trop tard, dit-il, d’un ton sévère, aussi bien
pour sauver que pour punir. Hyde est allé trouver son juge ; il ne nous
reste plus qu’à découvrir le corps de votre maître.
La portion du bâtiment de beaucoup la plus importante était occupée par
l’amphithéâtre qui constituait presque tout le rez-de-chaussée et recevait
le jour d’en haut, et par le cabinet, qui formait le premier étage à un bout
et prenait vue sur la cour. Un corridor reliait l’amphithéâtre à la porte
donnant sur la petite rue ; en outre, le cabinet communiquait
séparément avec celle-ci par un second escalier. Il y avait aussi plusieurs
réduits obscurs et une vaste cave. Tout cela fut alors minutieusement passé
en revue. Chaque réduit n’exigea qu’un coup d’œil, car tous étaient vides
et, à voir la poussière qui tombait de leurs portes, aucun d’eux n’avait de
longtemps été ouvert. La cave, il est vrai, était encombrée d’un amas
d’objets hétéroclites, datant pour la plupart de l’époque du chirurgien
prédécesseur de Jekyll ; mais rien qu’en ouvrant la porte ils furent
avertis de l’inutilité de plus amples recherches, par la chute d’un
revêtement compact de toiles d’araignées qui avaient depuis des ans condamné
l’entrée. Nulle part on ne voyait trace de Henry Jekyll, ni mort ni vivant.
Poole frappa du pied les dalles du corridor.
– Il doit être enterré là, dit-il en prêtant l’oreille à la résonance.
– À moins qu’il se soit enfui, dit Utterson.
Et il s’en alla examiner la porte de la petite rue. Elle était fermée à
clef ; et tout auprès, gisant sur les dalles, se trouvait la clef, déjà
tachée de rouille.
– Elle n’a pas l’air de servir beaucoup, remarqua le notaire.
– De servir ! répéta Poole. Ne voyez-vous donc pas, monsieur,
qu’elle est brisée comme si quelqu’un avait donné un coup de talon
dessus ?
– C’est juste, fit Utterson, et même les cassures sont rouillées.
Les deux hommes s’entre-regardèrent, ébahis.
– Ceci me dépasse, Poole, dit le notaire. Retournons dans le cabinet.
Ils gravirent l’escalier en silence, et non sans jeter par intervalles au
cadavre un regard terrifié, se mirent à examiner plus en détail le contenu
de la pièce. Sur une table se voyaient des traces d’opérations chimiques,
plusieurs tas dosés d’un sel blanchâtre étaient préparés sur des soucoupes
de verre, comme pour une expérience au milieu de laquelle le malheureux
avait été interrompu.
– C’est là ce même produit que j’allais tout le temps lui chercher, dit
Poole.
Et il n’avait pas achevé sa phrase que la bouilloire déborda à grand bruit.
Ceci les amena vers la cheminée, auprès de laquelle le fauteuil était
frileusement tiré, avec le nécessaire à thé tout disposé à portée de la
main, jusqu’à la tasse garnie de sucre. Un rayonnage supportait quelques
volumes ; l’un d’eux gisait ouvert à côté du plateau à thé, et Utterson
y reconnut avec stupeur un exemplaire d’un ouvrage édifiant, pour lequel
Jekyll avait maintes fois exprimé une vive estime, et qui se trouvait ici
annoté de scandaleux blasphèmes écrits de sa propre main.
Continuant de passer en revue la pièce, les deux perquisiteurs arrivèrent à
la psyché, et ils regardèrent dans ses profondeurs avec un effroi
involontaire ; mais elle était tournée de façon à ne leur montrer que
la rose lueur se jouant au plafond, le feu scintillant en multiples reflets
sur les vitres des étagères, et leurs propres physionomies pâles et
terrifiées, penchées sur leur image.
– Ce miroir a vu d’étranges choses, monsieur, chuchota Poole.
– Il ne peut avoir rien vu de plus étrange que ne l’est sa présence
ici, répliqua le notaire sur le même ton. Car que faisait Jekyll…
Il s’interrompit avec un sursaut, et puis surmontant sa faiblesse :
– Quel besoin d’une psyché pouvait bien avoir Jekyll ?
– Vous avez raison de le dire, dit Poole.
Ils s’occupèrent ensuite de la table de travail. Sur le pupitre, au milieu
des papiers rangés avec soin, s’étalait par-dessus tout une grande enveloppe
qui portait, écrit de la main du docteur, le nom de M. Utterson. Le notaire
la décacheta, et plusieurs plis s’en échappèrent et tombèrent sur plancher.
Le premier contenait une déclaration rédigée dans les mêmes termes
extravagants que celle restituée six mois plus tôt, et destinée à servir de
testament en cas de mort, et d’acte de donation en cas de disparition, mais
remplaçant le nom de Hyde, le notaire y lut, avec un étonnement
indescriptible, le nom de Gabriel-John Utterson. Il regarda successivement
Poole, puis de nouveau le papier, et enfin le défunt criminel étendu sur le
parquet.
– La tête m’en tourne, dit-il. Il a eu ceci à sa disposition tous ces
derniers jours, il n’avait aucune raison de m’aimer, il devait être furieux
de se voir évincé, et il n’a pas détruit ce document !
Il passa au pli suivant : c’était un court billet de la main du docteur
et daté dans le haut.
– Oh, Poole, s’écria le notaire, il était ici, et vivant, aujourd’hui
même. On ne peut l’avoir fait disparaître en aussi peu de temps : il
doit être encore vivant, il doit s’être enfui ?… Au reste, pourquoi
fuir ? et comment ? et dans ce cas peut-on se hasarder à appeler
cela un suicide ? Oh, il nous faut être circonspects. Je pressens que
nous pouvons encore entraîner votre maître dans quelque déplorable
catastrophe.
– Pourquoi ne lisez-vous pas, monsieur ? demanda Poole.
– Parce que j’ai peur, répondit le notaire d’un ton tragique, Dieu
veuille que je n’en aie pas de motif !
Et là-dessus il approcha le papier de ses yeux et lut ce qui suit :
« Mon cher Utterson,
« Lorsque ce mot tombera entre vos mains, j’aurai disparu, d’une façon
que je n’ai pas la clairvoyance de prévoir, mais mon instinct, comme la
nature de la situation sans nom dans laquelle je me trouve, me disent que ma
fin est assurée et qu’elle ne tardera plus. Adieu donc, et lisez d’abord le
récit que Lanyon m’a promis de vous faire parvenir ; puis si vous
désirez en savoir davantage passez à la confession de
« Votre ami indigne et infortuné,
« HENRY JEKYLL. »
– Il y avait un troisième pli ? demanda Utterson.
– Le voici, monsieur, répondit Poole.
Et il lui tendit un paquet volumineux revêtu de plusieurs cachets.
Le notaire le mit dans sa poche.
– Je ne parlerai pas de ce papier. Que votre maître ait fui ou qu’il
soit mort, nous pouvons du moins sauver sa réputation. Il est maintenant dix
heures : je vais rentrer chez moi et lire en paix ces documents ;
mais je serai de retour avant minuit, c’est alors que nous enverrons
chercher la police.
Ils sortirent, refermant à clef derrière eux la porte de
l’amphithéâtre ; et Utterson, laissant encore une fois les serviteurs
réunis autour du feu dans le vestibule, se rendit à son bureau pour lire les
deux récits où il devait enfin trouver l’explication du mystère.
IX
La narration du Dr Lanyon
Le 9 janvier, il y a de cela quatre jours, je reçus par la distribution du
soir une lettre recommandée, que m’adressait de sa main mon collègue et
ancien camarade de classe, Henry Jekyll. J’en fus très surpris, car nous
n’avions pas du tout l’habitude de correspondre ; je l’avais vu,
j’avais même dîné avec lui, le soir précédent ; et je ne concevais dans
nos rapports rien qui pût justifier la formalité de la recommandation. Le
contenu de cette lettre augmenta ma surprise ; car voici ce qu’elle
renfermait :
« Le 10 décembre 18…
« Mon cher Lanyon,
« Vous êtes l’un de mes plus anciens amis ; et bien que nous
puissions avoir différé parfois d’avis sur des questions scientifiques, je
ne me rappelle, du moins de mon côté, aucune infraction à notre bonne
entente. Il n’y a pas eu de jour où, si vous m’aviez dit : Jekyll, ma
vie, mon honneur, ma raison, dépendent de vous, je n’eusse, pour vous
sauver, sacrifié ma fortune, ou ma main gauche. Lanyon, ma vie, mon honneur,
ma raison, tout cela est à votre merci : si vous ne venez à mon aide,
cette nuit, je suis perdu. Vous pourriez supposer, après cet exorde, que je
vais vous demander quelque chose de déshonorant. Jugez-en par vous-même.
« Je désire que vous renonciez pour ce soir à tous autres engagements…
fussiez-vous mandé au chevet d’un empereur ; que vous preniez un cab, à
moins que vous n’ayez justement votre voiture à la porte ; et muni de
cette lettre-ci comme référence, que vous vous fassiez conduire tout droit à
mon domicile. Poole, mon maître d’hôtel, est prévenu ; vous le
trouverez vous attendant avec un serrurier. Il vous faut alors faire
crocheter la porte de mon cabinet, où vous entrerez seul ; vous
ouvrirez la vitrine marquée E, à main gauche, en forçant la serrure au
besoin si elle était fermée ; et vous y prendrez, avec son contenu tel
quel, le quatrième tiroir à partir du haut, ou (ce qui revient au même) le
troisième à partir du bas. Dans mon excessive angoisse, j’ai une peur
maladive de vous mal renseigner ; mais même si je suis dans l’erreur,
vous reconnaîtrez le bon tiroir à son contenu : des paquets de poudres,
une fiole et un cahier de papier. Ce tiroir, je vous conjure de le rapporter
avec vous à Cavendish Square exactement comme il se trouve.
« Telle est la première partie du service ; passons à la seconde.
Vous serez de retour, si vous vous mettez en route dès la réception de la
présente, bien avant minuit, mais je tiens à vous laisser toute cette marge,
non seulement dans la crainte d’un de ces obstacles qu’on ne peut ni
empêcher ni prévoir, mais parce qu’il vaut mieux, pour ce qui vous restera à
faire, choisir une heure où vos domestiques seront couchés. À minuit donc,
je vous prierai de vous trouver seul dans votre cabinet de consultation,
d’introduire vous-même chez vous un homme qui se présentera de ma part, et
de lui remettre le tiroir que vous serez allé chercher dans mon cabinet.
« Vous aurez alors joué votre rôle et mérité mon entière gratitude. En
cinq minutes de plus, si vous insistez pour avoir une explication, vous
aurez compris l’importance capitale de ces dispositions, et qu’il vous
suffirait d’en négliger une seule, pour vous mettre sur la conscience ma
mort ou le naufrage de ma raison.
« Malgré ma certitude que vous ne prendrez pas cette requête à la
légère, le cœur me manque et ma main tremble à la seule idée d’une telle
possibilité. Songez que je suis à cette heure dans un lieu étranger, à me
débattre sous une noire détresse qu’aucune imagination ne saurait égaler, et
pourtant bien assuré que, si vous m’obligez ponctuellement, mes tribulations
s’évanouiront comme un rêve. Obligez-moi, mon cher Lanyon, et sauvez
« Votre ami,
« H. J. »
« P. -S. – J’avais déjà fermé l’enveloppe quand une nouvelle crainte
m’a frappé. Il peut arriver que la poste trompe mon attente, et que cette
lettre ne vous parvienne pas avant demain matin. Dans ce cas, mon cher
Lanyon, faites ma commission lorsque cela vous sera le plus commode dans le
courant de la journée ; et encore une fois attendez mon messager à
minuit. Il sera peut-être alors déjà trop tard ; et si la nuit se passe
sans que vous voyez rien venir, sachez que c’en sera fait de Henry
Jekyll. »
La lecture de cette lettre me persuada que mon collègue était devenu
fou ; mais tant que je n’en avais pas la preuve indéniable, je me
voyais contraint de faire comme il m’en priait. Moins je voyais clair dans
ce brouillamini, moins j’étais en situation de juger de son
importance ; et on ne pouvait, sans prendre une responsabilité grave,
rejeter une prière libellée en pareils termes.
Je me levai donc de table, pris une voiture, et me rendis droit chez le Dr
Jekyll. Le maître d’hôtel m’attendait : il avait reçu par le même
courrier que moi une lettre recommandée contenant des instructions et avait
envoyé aussitôt chercher un serrurier et un menuisier. Ces deux artisans
arrivèrent tandis que nous causions encore ; et nous nous rendîmes tous
ensemble à l’ancien amphithéâtre anatomique du docteur Denman, par où (comme
vous le savez sans doute) on accède le plus aisément au cabinet personnel du
Dr Jekyll.
La porte en était solide, la serrure excellente ; le menuisier avoua
qu’il aurait beaucoup de mal et qu’il lui faudrait faire beaucoup de dégâts,
si l’on devait recourir à la violence ; et le serrurier désespérait
presque. Mais ce dernier était un garçon de ressource ; et au bout de
deux heures de travail, la porte fut ouverte. La vitrine marquée E n’était
pas fermée à clef ; je pris le tiroir, le fis garnir de paille et
emballer dans un drap de lit, puis, je retournai avec l’objet à Cavendish
Square.
Là, je me mis en devoir d’examiner son contenu. Les paquets de poudres
étaient assez proprement faits, mais non pas avec l’élégance du droguiste de
profession ; je compris sans peine qu’ils étaient de la fabrication
personnelle de Jekyll. En ouvrant l’un de ces paquets, je trouvai ce qui me
parut être un simple sel cristallin de couleur blanche. La fiole, dont je
m’occupai ensuite, pouvait être à moitié pleine d’un liquide rouge-sang, qui
piquait fortement aux narines et qui me parut contenir du phosphore et un
éther volatil. Quant aux autres ingrédients, je dus m’abstenir de
conjectures. Le cahier était un banal cahier d’écolier et contenait presque
uniquement une série de dates. Celles-ci embrassaient une période de
plusieurs années, mais je remarquai que les écritures avaient cessé depuis
près d’un an et sans aucune transition. Çà et là une date se complétait
d’une brève annotation, en général bornée à un unique mot, tel que :
« doublé », qui se présentait peut-être six fois dans un total de
plusieurs centaines d’écritures ; ou encore, une seule fois, tout au
début de la liste et suivie de plusieurs points d’exclamation, cette
mention : « Échec complet ! ! ! »
Tout ceci, quoique fouettant ma curiosité, ne me disait pas grand-chose de
précis. J’avais là une fiole contenant une teinture quelconque, une dose
d’un sel, et le journal d’une série d’expériences qui n’avaient (comme trop
de recherches de Jekyll) abouti à aucun résultat d’une utilité pratique. En
quoi la présence de ces objets dans ma maison pouvait-elle affecter aussi
bien l’honneur que l’intégrité mentale ou la vie de mon collègue en
fuite ? Si son messager pouvait venir en un lieu, pourquoi ne
pouvait-il aussi bien aller en un autre ? Et même dans l’hypothèse d’un
empêchement, pourquoi ce citoyen-là devait-il être reçu par moi en
secret ? Plus je réfléchissais, plus je me convainquais d’avoir affaire
à un cas de dérangement cérébral ; aussi, tout en envoyant mes
domestiques se coucher, je chargeai un vieux revolver afin de me trouver en
état de me défendre.
Les douze coups de minuit avaient à peine retenti sur Londres, que l’on
heurta tout doucement à ma porte. J’allai moi-même ouvrir, et trouvai un
petit homme qui se dissimulait contre les pilastres du porche.
– Venez-vous de la part du Dr Jekyll ? lui demandai-je.
Il me fit signe que oui, d’un geste contraint ; et lorsque je l’eus
invité à entrer, il ne m’obéit qu’après avoir jeté en arrière un regard
inquisiteur dans les ténèbres de la place. Non loin, un policeman s’avançait
la lanterne au poing. À cette vue il me sembla que mon visiteur tressaillait
et se hâtait davantage.
Ces particularités me frappèrent, je l’avoue, désagréablement ; et,
tandis que je le suivais jusque dans la brillante clarté de mon cabinet de
consultation, je me tins prêt à faire usage de mon arme. Là, enfin, j’eus
tout loisir de le bien voir. Ce qui du moins était sûr, c’est que je ne
l’avais jamais rencontré auparavant. Il était petit, comme je l’ai déjà
dit ; en outre je fus frappé par l’expression repoussante de sa
physionomie, par l’aspect exceptionnel qu’il présentait, d’une grande
activité musculaire jointe à une non moins grande faiblesse apparente de
constitution, et enfin, et plus encore peut-être, par le singulier trouble
physiologique que son voisinage produisait en moi. Ce trouble présentait
quelque analogie avec un début d’ankylose, et s’accompagnait d’un notable
affaiblissement du pouls. Sur le moment, je l’attribuai à quelque antipathie
personnelle et idiosyncrasique, et m’étonnai simplement de l’acuité de ses
manifestations ; mais j’ai eu depuis des raisons de croire que son
origine était située beaucoup plus profondément dans mon humaine nature, et
procédait d’un mobile plus noble que le sentiment de la haine.
Cet individu (qui avait ainsi, dès le premier instant de son arrivée, excité
en moi une curiosité que je qualifierais volontiers de malsaine) était vêtu
d’une façon qui aurait rendu grotesque une personne ordinaire ; car ses
habits, quoique d’un tissu coûteux et de bon goût, étaient démesurément trop
grands pour lui dans toutes les dimensions : son pantalon lui retombait
sur les jambes, et on l’avait retroussé par en bas pour l’empêcher de
traîner à terre, la taille de sa redingote lui venait au-dessous des
hanches, et son col bâillait largement sur ses épaules. Chose singulière à
dire, cet accoutrement funambulesque était loin de me donner envie de rire.
Au contraire, comme il y avait dans l’essence même de l’individu que j’avais
alors en face de moi quelque chose d’anormal et d’avorté – quelque chose de
saisissant, de surprenant et de révoltant – ce nouveau disparate semblait
fait uniquement pour s’accorder avec le premier et le renforcer ; si
bien qu’à mon intérêt envers la nature et le caractère de cet homme,
s’ajoutait une curiosité concernant son origine, sa vie, sa fortune et sa
situation dans le monde.
Ces remarques auxquelles j’ai dû donner ici un tel développement, ne me
prirent en réalité que quelques secondes. Mon visiteur était, du reste,
trépidant d’une farouche agitation.
– L’avez-vous ? s’écria-t-il. L’avez-vous ?
Et dans l’excès de son impatience il alla jusqu’à me prendre par le bras
comme pour me secouer.
À son contact je sentis dans mes veines une sorte de douleur glaciale. Je le
repoussai.
– Voyons, monsieur, lui dis-je. Vous oubliez que je n’ai pas encore eu
le plaisir de faire votre connaissance. Asseyez-vous, je vous prie.
Et pour lui montrer l’exemple, je m’installai moi-même dans mon fauteuil
habituel en imitant mes façons ordinaires avec un malade, aussi bien que me
le permettaient l’heure tardive, la nature de mes préoccupations, et
l’horreur que m’inspirait mon visiteur.
– Je vous demande pardon, docteur Lanyon, répliqua-t-il, assez
poliment. Ce que vous dites là est tout à fait juste ; et mon
impatience a devancé ma politesse. Je suis venu ici à la requête de votre
collègue, le Dr Henry Jekyll, pour une affaire d’importance ; et à ce
que j’ai compris… (Il s’interrompit, et porta la main à sa gorge, et je pus
voir, en dépit de son attitude calme, qu’il luttait contre les approches
d’une crise de nerfs.) À ce que j’ai compris, un tiroir…
Mais j’eus pitié de l’angoisse de mon visiteur, non moins peut-être que de
ma croissante curiosité.
– Le voici, monsieur, répondis-je, en désignant le tiroir, déposé sur
le parquet derrière une table et toujours recouvert de son drap.
Il bondit vers l’objet, puis fit halte, et porta la main à son cœur.
J’entendais ses dents grincer par le jeu convulsif de ses mâchoires ;
et son visage m’apparut si hagard que je m’en alarmai autant pour sa vie que
pour sa raison.
– Remettez-vous, lui dis-je.
Il m’adressa un sourire hideux, et avec le courage du désespoir, il arracha
le drap. À la vue du contenu du tiroir, il poussa un grand sanglot exprimant
une délivrance si énorme que j’en restai pétrifié. Et dans le même instant,
d’une voix redevenue déjà presque naturelle, il me demanda :
– Auriez-vous un verre gradué ?
Je me levai de mon siège avec un certain effort et lui donnai ce qu’il
désirait.
Il me remercia d’un geste souriant, mesura quelques gouttes de la teinture
rouge, et y ajouta l’une des doses de poudre. La mixture, d’une teinte
rougeâtre au début, commença, à mesure que les cristaux se dissolvaient, à
foncer en couleur, avec une effervescence notable, et à émettre de petits
jets de vapeur.
Tout à coup l’ébullition prit fin, et presque en même temps la combinaison
devint d’un pourpre violacé, qui se changea de nouveau et plus lentement en
un vert glauque. Mon visiteur, qui suivait ces transformations d’un œil
avide, sourit, déposa le verre sur la table, puis se tournant vers moi, me
regarda d’un œil scrutateur.
– Et maintenant, dit-il, réglons la suite. Voulez-vous être
raisonnable ? écouter mon avis, me permettre d’emporter ce verre avec
moi et de sortir d’ici sans autre commentaire ? Ou bien l’excès de
votre curiosité l’emporte-t-il ? Réfléchissez avant de répondre, car il
en sera fait selon votre volonté. Selon votre volonté, je vous laisserai tel
que vous étiez auparavant, ni plus riche, ni plus savant, à moins que la
conscience du service rendu à un homme en danger de mort puisse être comptée
parmi les richesses de l’âme. Ou bien, si vous le préférez, un nouveau
domaine du savoir et de nouveaux chemins conduisant à la puissance et à la
renommée vous seront ouverts, ici même, dans cette pièce, sans plus
tarder ; et vos regards seront éblouis d’un prodige capable d’ébranler
l’incrédulité de Lucifer.
– Monsieur, dis-je, affectant un sang-froid que j’étais loin de
posséder en réalité, vous parlez par énigmes, et vous ne vous étonnerez
peut-être pas de ce que je vous écoute avec une assez faible conviction.
Mais je me suis avancé trop loin dans la voie des services inexplicables
pour m’arrêter avant d’avoir vu la fin.
– C’est bien, répliqua mon visiteur. Lanyon, rappelez-vous vos
serments : ce qui va suivre est sous le sceau du secret professionnel.
Et maintenant, vous qui êtes resté si longtemps attaché aux vues les plus
étroites et les plus matérielles, vous qui avez nié la vertu de la médecine
transcendante, vous qui avez raillé vos supérieurs, voyez !
Il porta le verre à ses lèvres et but d’un trait. Un cri retentit ; il
râla, tituba, se cramponna à la table, et se maintint debout, les yeux fixes
et injectés, haletant, la bouche ouverte ; et tandis que je le
considérais, je crus voir en lui un changement… il me parut se dilater… sa
face devint brusquement noire et ses traits semblèrent se fondre et se
modifier… et un instant plus tard je me dressais d’un bond, me rejetant
contre la muraille, le bras levé pour me défendre du prodige, l’esprit
confondu de terreur.
– Ô Dieu ! m’écriai-je. Et je répétai à plusieurs reprises :
« Ô Dieu ! » car là, devant moi, pâle et défait, à demi
évanoui, et tâtonnant devant lui avec ses mains, tel un homme ravi au
tombeau, je reconnaissais Henry Jekyll !
Ce qu’il me raconta durant l’heure qui suivit, je ne puis me résoudre à
l’écrire. Je vis ce que je vis, j’entendis ce que j’entendis, et mon âme en
défaillit ; et pourtant à l’heure actuelle où ce spectacle a disparu de
devant mes yeux je me demande si j’y crois et je ne sais que répondre. Ma
vie est ébranlée jusque dans ses racines ; le sommeil m’a quitté ;
les plus abominables terreurs m’assiègent à toute heure du jour et de la
nuit ; je sens que mes jours sont comptés et que je vais mourir ;
et malgré cela je mourrai incrédule.
Quant à l’abjection morale que cet homme me dévoila, non sans des larmes de
repentir, je ne puis, même à distance, m’en ressouvenir sans un sursaut
d’horreur.
Je n’en dirai qu’une chose, Utterson, et (si toutefois vous pouvez vous
résoudre à y croire) ce sera plus que suffisant. L’individu qui, cette
nuit-là, se glissa dans ma demeure était, de l’aveu même de Jekyll, connu
sous le nom de Hyde et recherché dans toutes les parties du monde comme
étant l’assassin de Carew Hastie Lanyon.
X
Henry Jekyll fait l’exposé complet de son cas
Je suis né en l’an 18… Héritier d’une belle fortune, doué en outre de
facultés remarquables, incité par nature au travail, recherchant la
considération des plus sages et des meilleurs d’entre mes contemporains,
j’offrais de la sorte, aurait-on pu croire, toutes les garanties d’un avenir
honorable et distingué. Et de fait, le pire de mes défauts était cette vive
propension à la joie qui fait le bonheur de beaucoup, mais que je trouvais
difficile de concilier avec mon désir impérieux de porter la tête haute, et
de revêtir en public une mine plus grave que le commun des mortels. Il
résulta de là, que je ne me livrai au plaisir qu’en secret, et lorsque
j’atteignis l’âge de la réflexion, et commençai à regarder autour de moi et
à me rendre compte de mes progrès et de ma situation dans le monde, je me
trouvais déjà réduit à une profonde dualité d’existence. Plus d’un homme
aurait tourné en plaisanterie les licences dont je me rendais
coupable ; mais des hauteurs idéales que je m’étais assignées, je les
considérais et les dissimulais avec un sentiment de honte presque maladif.
Ce fut donc le caractère tyrannique de mes aspirations, bien plutôt que des
vices particulièrement dépravés, qui me fit ce que je devins, et, par une
coupure plus tranchée que chez la majorité des hommes, sépara en moi ces
domaines du bien et du mal où se répartit et dont se compose la double
nature de l’homme.
Dans mon cas particulier, je fus amené à méditer de façon intense et
prolongée sur cette dure loi de l’existence qui se trouve à la base de la
religion et qui constitue l’une des sources de tourments les plus
abondantes. Malgré toute ma duplicité, je ne méritais nullement le nom
d’hypocrite : les deux faces de mon moi étaient également d’une
sincérité parfaite ; je n’étais pas plus moi-même quand je rejetais la
contrainte et me plongeais dans le vice, que lorsque je travaillais, au
grand jour, à acquérir le savoir qui soulage les peines et les maux.
Et il se trouva que la suite de mes études scientifiques, pleinement
orientées vers un genre mystique et transcendant, réagit et projeta une vive
lumière sur l’idée que je me faisais de cette guerre sempiternelle livrée
entre mes éléments constitutifs. De jour en jour, et par les deux côtés de
mon intelligence, le moral et l’intellectuel, je me rapprochai donc peu à
peu de cette vérité, dont la découverte partielle a entraîné pour moi un si
terrible naufrage : à savoir, que l’homme n’est en réalité pas un, mais
bien deux. Je dis deux, parce que l’état de mes connaissances propres ne
s’étend pas au-delà. D’autres viendront après moi, qui me dépasseront dans
cette voie, et j’ose avancer l’hypothèse que l’on découvrira finalement que
l’homme est formé d’une véritable confédération de citoyens multiformes,
hétérogènes et indépendants.
Pour ma part, suivant la nature de ma vie, je progressai infailliblement
dans une direction, et dans celle-là seule. Ce fut par le côté moral, et sur
mon propre individu, que j’appris à discerner l’essentielle et primitive
dualité de l’homme ; je vis que, des deux personnalités qui se
disputaient le champ de ma conscience, si je pouvais à aussi juste titre
passer pour l’un ou l’autre, cela venait de ce que j’étais foncièrement
toutes les deux ; et à partir d’une date reculée, bien avant que la
suite de mes investigations scientifiques m’eût fait même entrevoir la plus
lointaine possibilité de pareil miracle, j’avais appris à caresser
amoureusement, tel un beau rêve, le projet de séparer ces éléments
constitutifs. Il suffirait, me disais-je, de pouvoir caser chacun d’eux dans
une individualité distincte, pour alléger la vie de tout ce qu’elle a
d’insupportable : l’injuste alors suivrait sa voie, libéré des
aspirations et des remords de son jumeau supérieur ; et le juste
s’avancerait d’un pas ferme et assuré sur son chemin sublime, accomplissant
les bonnes actions dans lesquelles il trouve son plaisir, sans plus se voir
exposé au déshonneur et au repentir causés par ce mal étranger. C’est pour
le châtiment de l’humanité que cet incohérent faisceau a été réuni de la
sorte – que dans le sein déchiré de la conscience, ces jumeaux antipodiques
sont ainsi en lutte continuelle. N’y aurait-il pas un moyen de les
dissocier ?
J’en étais là de mes réflexions lorsque, comme je l’ai dit, un rayon
inattendu jailli de mes expériences de laboratoire vint peu à peu illuminer
la question. Je commençai à percevoir, plus vivement qu’on ne l’a jamais
fait, l’instable immatérialité, la fugacité nébuleuse, de ce corps en
apparence si solide dont nous sommes revêtus. Je découvris que certains
agents ont le pouvoir d’attaquer cette enveloppe de chair et de l’arracher
ainsi que le vent relève les pans d’une tente. Mais je ne pousserai pas plus
loin cette partie scientifique de ma confession, pour deux bonnes raisons.
D’abord, parce que j’ai appris à mes dépens que le calamiteux fardeau de
notre vie est pour toujours attaché sur nos épaules, et qu’à chaque
tentative que l’on fait pour le rejeter, il n’en retombe sur nous qu’avec un
poids plus insolite et plus redoutable. En second lieu, parce que, ainsi que
mon récit le rendra, hélas ! trop évident, ma découverte fut
incomplète. Je me bornerai donc à dire qu’après avoir reconnu dans mon corps
naturel la simple auréole et comme l’émanation de certaines des forces qui
constituent mon esprit, je vins à bout de composer un produit grâce auquel
ces forces pouvaient être dépouillées de leur suprématie, pour faire place à
une seconde forme apparente, non moins représentative de mon moi, puisque
étant l’expression et portant la marque d’éléments inférieurs de mon âme.
J’hésitai longtemps avant de mettre cette théorie à l’épreuve de
l’expérience. Je savais trop que je risquais la mort ; car, avec un
produit assez puissamment efficace pour forcer et dominer la citadelle
intime de l’individualité, il pouvait suffire du moindre excès dans la dose
ou de la moindre intempestivité dans son application, pour qu’elle abolît
totalement ce tabernacle immatériel que je comptais lui voir modifier. Mais
l’attrait d’une découverte aussi singulière et aussi grosse de conséquences
surmonta finalement les objections de la crainte. Depuis longtemps ma
teinture était prête ; il ne me resta donc plus qu’à me procurer, dans
une maison de droguerie en gros, une forte quantité d’un certain sel que je
savais être, de par mes expériences, le dernier ingrédient nécessaire ;
et enfin, par une nuit maudite, je combinai les éléments, les regardai
bouillonner et fumer dans le verre, tandis qu’ils réagissaient l’un sur
l’autre, et lorsque l’ébullition se fut calmée, rassemblant toute mon
énergie, j’absorbai le breuvage.
J’éprouvai les tourments les plus affreux : un broiement dans les os,
une nausée mortelle, et une agonie de l’âme qui ne peut être surpassée à
l’heure de la naissance ou à celle de la mort. Puis, rapidement, ces
tortures déclinèrent, et je revins à moi comme au sortir d’une grave
maladie. Il y avait dans mes sensations un je ne sais quoi d’étrange,
d’indiciblement neuf, et aussi, grâce à cette nouveauté même,
d’incroyablement exquis. Je me sentais plus jeune, plus léger, plus heureux
de corps ; c’était en moi un effrénement capiteux, un flot désordonné
d’images sensuelles traversant mon imagination comme un ru de moulin, un
détachement des obligations du devoir, une liberté de l’âme inconnue mais
non pas innocente. Je me sentis, dès le premier souffle de ma vie nouvelle,
plus méchant, dix fois plus méchant, livré en esclavage à mes mauvais
instincts originels ; et cette idée, sur le moment, m’excita et me
délecta comme un vin. Je m’étirai les bras, charmé par l’inédit de mes
sensations ; et, dans ce geste, je m’aperçus tout à coup que ma stature
avait diminué.
Il n’existait pas de miroir, à l’époque, dans ma chambre ; celui qui se
trouve à côté de moi, tandis que j’écris ceci, y fut installé beaucoup plus
tard et en vue même de ces métamorphoses. La nuit, cependant, était fort
avancée… le matin, en dépit de sa noirceur, allait donner bientôt naissance
au jour… les habitants de ma demeure étaient ensevelis dans le plus profond
sommeil, et je résolus, tout gonflé d’espoir et de triomphe, de m’aventurer
sous ma nouvelle forme à parcourir la distance qui me séparait de ma chambre
à coucher. Je traversai la cour, où du haut du ciel les constellations me
regardaient sans doute avec étonnement, moi la première créature de ce genre
que leur eût encore montrée leur vigilance éternelle ; je me glissai au
long des corridors, étranger dans ma propre demeure ; et, arrivé dans
ma chambre, je me vis pour la première fois en présence d’Edward Hyde.
Je ne puis parler ici que par conjecture, disant non plus ce que je sais,
mais ce que je crois être le plus probable. Le mauvais côté de ma nature,
auquel j’avais à cette heure transféré le caractère efficace, était moins
robuste et moins développé que le bon que je venais seulement de rejeter. De
plus, dans le cours de ma vie, qui avait été, somme toute, pour les neuf
dixièmes une vie de labeur et de contrainte, il avait été soumis à beaucoup
moins d’efforts et de fatigues. Telle est, je pense, la raison pourquoi
Edward Hyde était tellement plus petit, plus mince et plus jeune que Henry
Jekyll. Tout comme le bien se reflétait sur la physionomie de l’un, le mal
s’inscrivait en toutes lettres sur les traits de l’autre. Le mal, en outre
(où je persiste à voir le côté mortel de l’homme), avait mis sur ce corps
une empreinte de difformité et de déchéance. Et pourtant, lorsque cette
laide effigie m’apparut dans le miroir, j’éprouvai non pas de la répulsion,
mais bien plutôt un élan de sympathie. Celui-là aussi était moi. Il me
semblait naturel et humain. À mes yeux, il offrait une incarnation plus
intense de l’esprit, il se montrait plus intégral et plus un que
l’imparfaite et composite apparence que j’avais jusque-là qualifiée de
mienne. Et en cela, j’avais indubitablement raison. J’ai observé que,
lorsque je revêtais la figure de Hyde, personne ne pouvait s’approcher de
moi sans ressentir tout d’abord une véritable horripilation de la chair.
Ceci provenait, je suppose, de ce que tous les êtres humains que nous
rencontrons sont composés d’un mélange de bien et de mal ; et Edward
Hyde, seul parmi les rangs de l’humanité, était fait exclusivement de mal.
Je ne m’attardai qu’une minute devant la glace : j’avais encore à
tenter la seconde expérience, qui serait décisive ; il me restait à
voir si j’avais perdu mon individualité sans rémission et s’il me faudrait
avant le jour fuir d’une maison qui n’était désormais plus la mienne.
Regagnant en hâte mon cabinet, je préparai de nouveau et absorbai le
breuvage, souffris une fois de plus les tourments de l’agonie, et revins à
moi une fois de plus avec la mentalité et les traits de Henry Jekyll.
J’étais arrivé, cette nuit-là, au fatal carrefour. Eussai-je envisagé ma
découverte dans un esprit plus relevé, eussai-je risqué l’expérience sous
l’empire de sentiments nobles et généreux, tout se serait passé autrement,
et, de ces agonies de mort et de renaissance, je serais sorti ange et non
point démon.
La drogue n’avait pas d’action sélective ; elle n’était ni diabolique
ni divine ; elle ne faisait que forcer les portes de la prison
constituée par ma disposition psychologique, et, à l’instar des captifs de
Philippes, ceux-là qui étaient dedans s’évadaient. À cette époque, ma vertu
somnolait ; mon vice, tenu en éveil par l’ambition, fut alerté et
prompt à saisir l’occasion ; et l’être qui s’extériorisa fut Edward
Hyde. En conséquence, tout en ayant désormais deux personnalités aussi bien
que deux figures, l’une était entièrement mauvaise, tandis que l’autre
demeurait le vieil Henry Jekyll, ce composé hétérogène que je désespérais
depuis longtemps d’amender ou de perfectionner. L’avance acquise était donc
entièrement vers le pire.
Même à cette époque, je n’avais pas encore entièrement surmonté l’aversion
que m’inspirait l’aridité d’une vie d’étude. J’étais encore parfois disposé
à m’amuser ; et comme mes plaisirs étaient (pour ne pas dire plus) peu
relevés, et que, non seulement j’étais bien connu et fort considéré, mais
que je commençais à prendre de l’âge, cette incompatibilité de ma vie me
pesait chaque jour un peu plus. Ce fut donc par là que ma nouvelle faculté
me séduisit et que je tombai enfin dans l’esclavage. Ne me suffisait-il pas
de boire la mixture, pour dépouiller aussitôt le corps du professeur en
renom, et pour revêtir, tel un épais manteau, celui d’Edward Hyde ?
Cette idée me fit sourire, je la trouvais alors amusante ; et je pris
mes dispositions avec le soin le plus méticuleux. Je louai et meublai cette
maison de Soho, où Hyde a été pisté par la police, et engageai comme
gouvernante une créature que je savais muette et sans scrupule. D’autre
part, j’annonçai à mes domestiques qu’un certain M. Hyde (que je leur
décrivis) devait avoir toute liberté et tout pouvoir dans mon domicile de la
place ; et pour les familiariser avec elle, en vue de parer aux
mésaventures, je me rendis visite sous ma seconde incarnation. Je rédigeai
ensuite ce testament qui vous scandalisa si fort ; de façon que s’il
m’arrivait quelque chose en la personne du Dr Jekyll, je pouvais passer à
celle de Hyde sans perte financière. Ainsi prémuni, à ce que j’imaginai, de
tous côtés, je commençai de mettre à profit les singuliers privilèges de ma
situation.
Des hommes, jadis, prenaient à gages des spadassins pour exécuter leurs
crimes, tandis que leur propre personne et leur réputation demeuraient à
l’abri. Je fus le tout premier qui en agit de la sorte pour ses plaisirs. Je
fus le premier à pouvoir ainsi affronter les regards du public sous un
revêtement d’indiscutable honorabilité, pour, la minute d’après, tel un
écolier, rejeter ces oripeaux d’emprunt et me plonger à corps perdu dans
l’océan de la liberté. Mais pour moi, sous mon impénétrable déguisement, la
sécurité était complète. Songez-y : je n’existais même pas ! Qu’on
me laissât seulement franchir la porte de mon laboratoire, qu’on me donnât
quelques secondes pour préparer et avaler le breuvage que je tenais toujours
prêt ; et quoiqu’il eût fait, Edward Hyde s’évanouissait comme la buée
de l’haleine sur un miroir ; et là à sa place, tranquille et bien chez
lui, studieusement penché sous la lampe nocturne, en homme que les soupçons
ne peuvent effleurer, l’on ne trouvait plus que Henry Jekyll.
Les plaisirs que je m’empressai de rechercher sous mon déguisement étaient,
comme je l’ai dit, peu relevés, pour n’user point d’un terme plus sévère.
Mais entre les mains d’Edward Hyde, ils ne tardèrent pas à tourner au
monstrueux. En revenant de ces expéditions, j’étais souvent plongé dans une
sorte de stupeur, à me voir si dépravé par procuration. Ce démon familier
que j’évoquais hors de ma propre âme et que j’envoyais seul pour en faire à
son bon plaisir, était un être d’une malignité et d’une vilenie
foncières ; toutes ses actions comme toutes ses pensées se
concentraient sur lui-même ; impitoyable comme un homme de pierre, il
savourait avec une bestiale avidité le plaisir d’infliger à autrui le
maximum de souffrances. Henry Jekyll était parfois béant devant les actes
d’Edward Hyde ; mais la situation, en échappant aux lois ordinaires,
relâchait insidieusement l’emprise sur sa conscience. C’était Hyde, après
tout, le coupable, et lui seul. Jekyll n’en était pas pire ; il
trouvait à son réveil ses bonnes qualités en apparence intactes ; il
s’empressait même, dans la mesure du possible, de défaire le mal que Hyde
avait fait. Et ainsi s’endormait sa conscience. Mon dessein n’est pas
d’entrer dans le détail des ignominies dont je devins alors le complice (car
même à cette heure je ne puis guère admettre que je les commis). Je ne veux
qu’indiquer ici les avertissements et les étapes successives qui marquèrent
l’approche de mon châtiment. Ce fut d’abord une petite aventure qui
n’entraîna pas de conséquences et que je me bornerai à mentionner. Un acte
de cruauté envers une fillette attira sur moi la colère d’un passant, que je
reconnus l’autre jour en la personne de votre cousin ; le docteur et
les parents de l’enfant se joignirent à lui ; il y eut des minutes où
je craignis pour ma vie ; et à la fin, en vue d’apaiser leur trop juste
ressentiment, Edward Hyde fut contraint de les emmener jusqu’à la porte de
Henry Jekyll et de leur remettre en paiement un chèque tiré au nom de ce
dernier. Mais ce danger fut aisément écarté pour l’avenir, en ouvrant un
compte dans une autre banque, au nom d’Edward Hyde lui-même ; et
lorsque, en redressant ma propre écriture, j’eus pourvu mon double d’une
signature, je crus m’être placé au-delà des atteintes du sort.
Environ deux mois avant l’assassinat de sir Danvers, étant sorti pour courir
à mes aventures, je rentrai à une heure tardive, et m’éveillai le lendemain
dans mon lit avec des sensations quelque peu insolites. Ce fut en vain que
je regardai autour de moi ; en vain que je vis le mobilier sobre, et
les vastes proportions de mon appartement de la place ; en vain que je
reconnus et le profil de mon bois de lit en acajou et le dessin des
rideaux ; quelque chose ne cessait de m’affirmer que je n’étais pas là
où je me croyais, mais bien dans la petite chambre de Soho où j’avais
accoutumé de dormir dans la peau d’Edward Hyde. Je me raillai moi-même, et
en bon psychologue, me mis indolemment à rechercher les causes de cette
illusion, tout en me laissant aller par instants à l’agréable somnolence
matinale. J’étais occupé de la sorte, quand, dans un intervalle de lucidité
plus complète, mon regard tomba sur ma main. Or, (comme vous l’avez souvent
remarqué), la main de Henry Jekyll, toute professionnelle de forme et de
taille, était grande, ferme, blanche et lisse. La main que je vis alors,
sans méprise possible, dans la lumière blafarde d’un matin de plein Londres,
cette main reposant à demi fermée sur les draps du lit, était au contraire
maigre, noueuse, à veines saillantes, d’une pâleur terreuse et revêtue d’une
épaisse pilosité. C’était la main d’Edward Hyde.
Abasourdi, stupide d’étonnement, je la considérai pendant une bonne
demi-minute, avant que la terreur ne s’éveillât dans mon sein, aussi brusque
et saisissante qu’un fracas de cymbales. M’élançant hors du lit, je courus
au miroir. Au spectacle qui frappa mes regards, mon sang se changea en un
fluide infiniment glacial et raréfié. Oui, je m’étais mis au lit Henry
Jekyll, et je me réveillais Edward Hyde. Comment expliquer cela, me
demandais-je ; et puis, avec un autre tressaut d’effroi : –
comment y remédier ? La matinée était fort avancée, les domestiques
levés ; toutes mes drogues se trouvaient dans le cabinet, et à la
perspective du long trajet : deux étages à descendre, le corridor de
derrière à parcourir, la cour à traverser à découvert, puis l’amphithéâtre
d’anatomie, je reculais épouvanté. Il y avait bien le moyen de me cacher le
visage ; mais à quoi bon, si j’étais incapable de dissimuler
l’altération de ma stature ? Et alors avec un soulagement d’une douceur
infinie, je me rappelai que les domestiques étaient déjà accoutumés aux
allées et venues de mon second moi. J’eus tôt fait de me vêtir, tant bien
que mal, avec des habits de ma taille à moi ; de traverser la maison,
où Bradshaw ouvrit de grands yeux et se recula en voyant passer M. Hyde à
pareille heure et en un si bizarre accoutrement. Dix minutes plus tard, le
Dr Jekyll avait retrouvé sa forme propre et se mettait à table, la mine
soucieuse, pour faire un simulacre de déjeuner.
L’appétit me manquait totalement. Cette inexplicable aventure, cette
subversion de mon expérience antérieure, semblaient, tel le doigt mystérieux
sur le mur de Babylone, tracer l’arrêt de ma condamnation. Je me mis à
réfléchir plus sérieusement que je ne l’avais encore fait aux conséquences
possibles de ma double vie. Cette partie de moi-même que j’avais le pouvoir
de projeter au-dehors, avait en ces temps derniers pris beaucoup d’exercice
et de nourriture ; il me semblait depuis peu que le corps d’Edward Hyde
augmentait de taille et que j’éprouvais, sous cette forme, un afflux de sang
plus généreux. Le péril m’apparut : si cette situation se prolongeait,
je risquais fort de voir l’équilibre de ma nature détruit de façon
durable ; et, le pouvoir de transformation volontaire aboli, la
personnalité d’Edward Hyde remplacerait la mienne, irrévocablement. L’action
de la drogue ne se montrait pas toujours également efficace. Une fois, dans
les débuts de ma carrière, elle avait totalement trompé mon attente ;
depuis lors je m’étais vu contraint en plus d’une occasion de doubler, et
une fois même, avec un risque de mort infini, de tripler la dose ; et
ces rares incertitudes avaient seules jusqu’alors jeté une ombre sur mon
bonheur. Mais ce jour-là, et à la lumière de l’accident du matin, je fus
amené à découvrir que, tandis qu’au début la difficulté consistait à
dépouiller le corps de Jekyll, elle s’était depuis peu, par degrés mais de
façon indiscutable, reportée de l’autre côté. Tout donc semblait tendre à
cette conclusion : savoir, que je perdais peu à peu la maîtrise de mon
moi originel et supérieur, pour m’identifier de plus en plus avec mon moi
second et inférieur.
Entre les deux, je le compris alors, il me fallait opter. Mes deux natures
possédaient en commun la mémoire, mais toutes leurs autres facultés étaient
fort inégalement réparties entre elles. Jekyll (cet être composite)
éprouvait tantôt les craintes les plus légitimes, tantôt une alacrité avide
de s’extérioriser dans les plaisirs et les aventures de Hyde et à en prendre
sa part : Hyde au contraire n’avait pour Jekyll que de l’indifférence,
ou bien il se souvenait de lui uniquement comme le bandit des montagnes se
rappelle la caverne où il se met à l’abri des poursuites. L’affection de
Jekyll était plus que paternelle ; l’indifférence de Hyde plus que
filiale. Remettre mon sort à Jekyll, c’était mourir à ces convoitises que
j’avais toujours caressées en secret et que j’avais depuis peu laissées se
développer. Le confier à Hyde, c’était mourir à mille intérêts et
aspirations, et devenir d’un seul coup et à jamais un homme méprisé et sans
amis. Le marché pouvait sembler inégal ; mais une autre considération
pesait dans la balance : tandis que Jekyll ressentirait cruellement les
feux de l’abstinence, Hyde ne s’apercevrait même pas de tout ce qu’il aurait
perdu. En dépit de l’étrangeté de ma situation, les termes de ce dilemme
sont aussi vieux et aussi banals que l’humanité : ce sont des
tentations et des craintes du même genre qui décident du sort de tout
pécheur aux prises avec la tentation ; et il advint de moi, comme il
advient de la plus grande majorité de mes frères humains, que je choisis le
meilleur rôle mais que je manquai finalement d’énergie pour y persévérer.
Oui, je préférai être le docteur vieillissant et insatisfait, entouré d’amis
et nourrissant d’honnêtes espérances ; et je dis un adieu définitif à
la liberté, à la relative jeunesse, à la démarche légère, au sang ardent et
aux plaisirs défendus, que j’avais goûtés sous le déguisement de Hyde. Ce
choix n’allait peut-être pas sans une réserve tacite, car pas plus que je ne
renonçai à la maison de Soho, je ne détruisis les vêtements d’Edward Hyde,
qui restaient toujours prêts dans mon cabinet. Durant deux mois cependant,
je restai fidèle à ma résolution ; durant deux mois l’austérité de ma
vie dépassa tout ce que j’avais réalisé jusque-là, et je goûtai les joies
d’une conscience satisfaite. Mais le temps vint peu à peu amortir la
vivacité de mes craintes ; les éloges reçus de ma conscience
m’apparurent bientôt comme allant de soi, je commençai à être tourmenté
d’affres et d’ardeurs, comme si Hyde s’efforçait de reconquérir la
liberté ; si bien qu’à la fin, en une heure de défaillance morale, je
mixtionnai à nouveau et absorbai le breuvage transformateur.
Je ne pense pas, lorsqu’un ivrogne s’entretient de son vice avec lui-même,
qu’il soit affecté une fois sur cinq cents par les dangers auxquels l’expose
sa bestiale insensibilité physique. Moi non plus, de tout le temps que
j’avais réfléchi à ma situation, je n’avais guère tenu compte de l’entière
insensibilité morale et de l’insensée propension au mal qui étaient les
caractères dominants d’Edward Hyde. Ce fut pourtant de là que me vint le
châtiment. Mon démon intime avait été longtemps prisonnier, il s’échappa en
rugissant. Je ressentis, à peine le breuvage absorbé, une propension au mal
plus débridée, plus furieuse.
C’est à ce fait que j’attribue l’éveil en mon âme de la tempête d’impatience
avec laquelle j’écoutai les politesses de mon infortunée victime ; car
je le déclare devant Dieu, aucun homme moralement sain n’eût pu se rendre
coupable de ce crime sous un prétexte aussi pitoyable ; et je frappai
avec aussi peu de raison que n’en a un enfant en colère de briser son jouet.
Mais je m’étais débarrassé volontairement de tous ces instincts de retenue
grâce auxquels même les pires d’entre nous persistent à marcher avec une
certaine fermeté parmi les tentations ; et dans mon cas, être tenté,
même légèrement, c’était succomber.
À l’instant même, l’esprit de l’enfer s’éveilla en moi et fit rage. Chaque
coup asséné m’était un délice, et je malmenai le corps inerte avec des
transports d’allégresse.
Ce délirant paroxysme n’avait pas cessé, et la fatigue commençait déjà de
m’envahir, lorsque soudain un frisson d’épouvante me transfixa le cœur. Un
brouillard se dissipa, me montrant ma vie perdue, et à la fois exultant et
tremblant, avec mon goût du mal réjoui et stimulé, et mon amour de la vie
porté au suprême degré, je m’enfuis loin du théâtre de mes excès.
Je courus à la maison de Soho, et, pour plus de sûreté, détruisis mes
papiers ; après quoi je ressortis parmi les rues éclairées, dans la
même exaltation complexe, me délectant au souvenir de mon crime, et dans mon
délire en projetant d’autres pour l’avenir, sans cesser toutefois d’être
talonné d’inquiétude et de guetter derrière moi l’approche d’un vengeur. En
mixtionnant le breuvage, Hyde avait une chanson aux lèvres, et il but à la
santé du défunt. Les tortures de la métamorphose avaient à peine cessé de le
déchirer que Henry Jekyll, avec des larmes de reconnaissance et de repentir,
tombait à genoux et tendait vers le ciel des mains suppliantes. Le voile de
l’égoïsme se déchira du haut en bas, et ma vie m’apparut dans son
ensemble : à plusieurs reprises je la récapitulai depuis les jours de
mon enfance, alors que je marchais la main dans la main de mon père, et
repassant les efforts d’abnégation de mon existence professionnelle,
j’arrivais chaque fois, sans pouvoir me résoudre à y croire, aux maudites
abominations de la soirée. J’en hurlais presque : je m’évertuais avec
des larmes et des prières à écarter la foule d’images hideuses dont me
harcelait ma mémoire ; mais toujours, entre mes supplications,
l’horrible face de mon iniquité me regardait jusqu’au fond de l’âme. Enfin
l’acuité de ce remords s’atténua peu à peu, et fit place à une sensation de
joie. Le problème de ma conduite était résolu.
Désormais il ne pouvait plus être question de Hyde ; et bon gré mal gré
je m’en voyais réduit à la meilleure part de mon être. Oh ! combien je
me réjouis à cette idée ! Avec quelle humilité volontaire j’embrassai à
nouveau les contraintes de la vie normale ! Avec quel sincère
renoncement je fermai la porte par laquelle j’étais si souvent sorti et
rentré, et en écrasai la clef sous mon talon !
Le lendemain, j’appris la nouvelle que le meurtrier avait été reconnu ;
que le monde entier savait Hyde coupable, et que sa victime était un homme
haut placé dans la considération publique. Je crois bien que je fus heureux
de l’apprendre, heureux de voir mes bonnes résolutions ainsi fortifiées et
gardées par la crainte de l’échafaud. Jekyll était maintenant mon unique
refuge : que Hyde se fit voir un seul instant, et tous les bras se
lèveraient pour s’emparer de lui et le mettre en pièces.
Je résolus de racheter le passé par ma conduite future ; et je puis
dire en toute sincérité que ma résolution produisit de bons fruits. Vous
savez vous-même avec quelle ardeur je travaillai, durant les derniers mois
de l’année passée, à soulager les misères : vous savez que je fis
beaucoup pour mon prochain ; et que mes jours s’écoulèrent tranquilles
et même heureux.
Car je ne puis vraiment dire que cette vie de bienfaits et d’innocence me
pesât. Je la goûtais au contraire chaque jour davantage ; mais je
restais sous la malédiction de ma dualité ; et lorsque le premier feu
de mon repentir s’atténua, le côté inférieur de mon moi, si longtemps choyé,
si récemment enchaîné, se mit à réclamer sa liberté. Ce n’était pas que je
songeasse à ressusciter Hyde ; cette seule idée m’affolait ; non,
c’était dans ma propre personne que j’étais une fois de plus tenté de
biaiser avec ma conscience ; et ce fut en secret comme un vulgaire
pécheur, que je finis par succomber aux assauts de la tentation.
Il y a un terme à toutes choses : la mesure la plus spacieuse déborde à
la fin ; et cette brève concession à mes instincts pervers détruisit
finalement l’équilibre de mon âme. Pourtant, je n’en fus pas alarmé :
la chute me semblait naturelle, comme un retour aux temps anciens qui
précédèrent ma découverte. C’était par une belle journée limpide de janvier,
le sol restait humide aux endroits où le verglas avait fondu, mais on ne
voyait pas un nuage au ciel ; Regent’s Park s’emplissait de
gazouillements et il flottait dans l’air une odeur de printemps. Je
m’installai au soleil sur un banc ; l’animal en moi léchait des bribes
de souvenirs ; le côté spirituel somnolait à demi, se promettant une
réforme ultérieure, mais sans désir de l’entreprendre. Après tout, me
disais-je, je suis comme mes voisins ; et je souriais, en me comparant
aux autres, en comparant ma bonne volonté agissante avec leur lâche et vile
inertie. Et à l’instant même de cette pensée vaniteuse, il me prit un
malaise, une horrible nausée accompagnée du plus mortel frisson. Ces
symptômes disparurent, me laissant affaibli ; et puis, à son tour,
cette faiblesse s’atténua. Je commençai à percevoir un changement dans le
ton de mes pensées, une plus grande hardiesse, un mépris du danger, une
délivrance des obligations du devoir. J’abaissai les yeux ; mes
vêtements pendaient informes sur mes membres rabougris, la main qui reposait
sur mon genou était noueuse et velue. J’étais une fois de plus Edward Hyde.
Une minute plus tôt, l’objet de la considération générale, je me voyais
riche, aimé, la table mise m’attendait dans ma salle à manger ; et
maintenant je n’étais plus qu’un vil gibier humain, pourchassé, sans gîte,
un assassin connu, destiné au gibet.
Ma raison vacilla, mais sans m’abandonner entièrement. J’ai plus d’une fois
observé que, sous ma seconde incarnation, mes facultés semblaient aiguisées
à un degré supérieur, et mes énergies plus tendues et plus souples. Il en
résulta que là où Jekyll aurait peut-être succombé, Hyde s’éleva à la
hauteur des circonstances. Mes drogues se trouvaient sur l’une des étagères
de mon cabinet : comment faire pour me les procurer ? Tel était le
problème que, me pressant le front à deux mains, je m’efforçai de résoudre.
La porte du laboratoire, je l’avais fermée. Si je cherchais à y entrer par
la maison, mes propres serviteurs m’enverraient à la potence. Je vis qu’il
me fallait user d’un intermédiaire, et songeai à Lanyon. Comment le
prévenir ? Comment le persuader ? En admettant que je ne me fisse
pas prendre dans la rue, comment arriver jusqu’à lui ? Et comment
réussir, moi visiteur inconnu et déplaisant, à persuader l’illustre médecin
de cambrioler le sanctuaire de son collègue, le Dr Jekyll ? Je me
souvins alors que, de ma personnalité originale, quelque chose me
restait : je possédais encore mon écriture. Dès que j’eus conçu cette
étincelle initiale, la voie que je devais suivre s’illumina de bout en bout.
En conséquence, j’ajustai mes habits du mieux que je pus, et arrêtant un cab
qui passait, me fis conduire à un hôtel de Portland Street, dont par hasard
je me rappelais le nom. À mon aspect (qui était en effet grotesque, malgré
la tragique destinée que recouvraient ces dehors), le cocher ne put contenir
son hilarité. Dans une bouffée de rage démoniaque, je me rapprochai en
grinçant des dents, et le sourire se figea sur ses traits… Heureusement pour
lui… et non moins heureusement pour moi-même, car un instant de plus et je
le tirais à bas de son siège. À l’hôtel, dès mon entrée je jetai autour de
moi des regards si farouches que le personnel en frémit ; et sans oser
même échanger un clin d’œil en ma présence, on prit mes ordres avec
obséquiosité, et me conduisant à un salon particulier, on m’y apporta
aussitôt de quoi écrire. Hyde en péril de mort était un être nouveau pour
moi : agité d’une colère désordonnée, il n’eût reculé devant aucun
crime, et n’aspirait qu’à infliger de la douleur. Mais la créature était non
moins astucieuse : d’un grand effort de volonté, elle maîtrisa sa rage,
composa ses deux importantes missives, l’une pour Lanyon et l’autre pour
Poole ; et afin d’obtenir la preuve matérielle de leur expédition,
donna l’ordre de les faire recommander.
Après quoi, Hyde resta toute la journée assis devant le feu, à se ronger les
ongles, dans le salon particulier ; il y dîna seul avec ses craintes,
servi par le garçon qui tremblait visiblement sous son regard ; et
lorsque la nuit fut tout à fait tombée, il partit de là, tassé dans le fond
d’un cab fermé, et se fit conduire de côté et d’autre par les rues de la
ville. Il, dis-je, et non pas : je. Ce fils de l’enfer n’avait plus
rien d’humain, rien ne vivait en lui que la peur et la haine. À la fin,
s’imaginant que le cocher concevait peut-être des soupçons, il renvoya le
cab et s’aventura à pied, affublé de ses habits incongrus qui le désignaient
à la curiosité, au milieu de la foule nocturne, tandis que ces deux viles
passions faisaient en lui comme une tempête. Il marchait vite, fouaillé par
ses craintes, parlant tout seul, cherchant les voies les moins fréquentées,
comptant les minutes qui le séparaient encore de minuit. À un moment donné,
une femme l’aborda, lui offrant, je crois, des boîtes d’allumettes. Il la
frappa au visage, et elle prit la fuite.
Lorsque je revins à moi chez Lanyon, l’horreur que j’inspirais à mon vieil
ami m’affecta un peu : je ne sais ; en tout cas ce ne fut qu’une
goutte d’eau dans la mer, à côté de la répulsion avec laquelle je me
remémorais ces heures. Un changement s’était produit en moi. C’était non
plus la crainte du gibet, mais bien l’horreur d’être Hyde qui me déchirait.
Je reçus comme dans un songe les malédictions de Lanyon ; comme dans un
songe, je regagnai ma demeure et me mis au lit. Je dormis, après cette
accablante journée, d’un sommeil dense et poignant que ne réussissaient pas
à interrompre les cauchemars qui me tordaient. Je m’éveillai le matin,
brisé, affaibli, mais apaisé. Je ne cessais pas de haïr et de craindre la
pensée de la bête assoupie en moi ; mais j’étais une fois de plus chez
moi, dans ma propre demeure et à portée de mes drogues ; et ma
reconnaissance à l’égard de mon salut brillait dans mon âme d’un éclat
rivalisant presque avec celui de l’espérance.
Je me promenais à petits pas dans la cour après le déjeuner, humant avec
délices la froidure de l’air, quand je fus envahi à nouveau par ces
indescriptibles symptômes annonciateurs de la métamorphose ; et je
n’eus que le temps de regagner l’abri de mon cabinet, avant d’être à nouveau
en proie aux rages et aux passions délirantes de Hyde. Il me fallut en cette
occasion doubler la dose pour me rappeler à moi-même. Hélas ! six
heures plus tard, comme j’étais assis à regarder tristement le feu, les
douleurs me reprirent, et je dus une fois encore avoir recours à la drogue.
Bref, à partir de ce jour, ce ne fut plus que par une sorte de gymnastique
épuisante, et sous l’influence immédiate de la drogue, que je me trouvai
capable de revêtir la forme de Jekyll. À toute heure du jour et de la nuit,
j’étais envahi du frisson prémonitoire ; il me suffisait principalement
de m’endormir, ou même de somnoler quelques minutes dans mon fauteuil pour
m’éveiller immanquablement sous la forme de Hyde.
La menace continuelle de cette calamité imminente et les privations de
sommeil que je m’imposai alors, et où j’atteignis les extrêmes limites de la
résistance humaine, eurent bientôt fait de moi, en ma personne réelle, un
être rongé et épuisé par la fièvre, déplorablement affaibli de corps aussi
bien que d’esprit et possédé par une unique pensée : l’horreur de mon
autre moi. Mais lorsque je m’endormais, ou lorsque la vertu du remède
s’épuisait, je tombais quasi sans transition (car les tourments de la
métamorphose devenaient chaque jour moins marqués) à la merci d’une
imagination débordant d’images terrifiantes, d’une âme bouillonnant de
haines irraisonnées, et d’un corps qui me semblait trop faible pour résister
à une telle dépense de frénétiques énergies. Les facultés de Hyde semblaient
s’accroître de tout ce que perdait Jekyll. Du moins la haine qui les
divisait était alors égale de part et d’autre. Chez Jekyll, c’était une
question de défense vitale. Il connaissait désormais la plénière difformité
de cette créature qui partageait avec lui quelques-uns des phénomènes de la
conscience, et qui serait sa co-héritière à une même mort ; et, en sus
de ces liens de communauté, qui constituaient par eux-mêmes les plus âcres
de ses détresses, il voyait en Hyde, malgré toute sa puissante vitalité, un
être non seulement infernal mais inorganique.
Ceci était le plus révoltant : que le limon de l’abîme en vînt à
s’exprimer par le cri et par le verbe ; que l’amorphe poussière
gesticulât et péchât ; que ce qui était inerte et n’avait pas de forme,
pût usurper les fonctions de la vie. Et ceci encore : que cette larve
monstrueuse fût associée à lui plus intimement qu’une épouse, plus
intimement que la prunelle de ses yeux, qu’elle fût emprisonnée dans sa
chair, où il l’entendait murmurer, où il la sentait s’efforcer vers la
liberté ; qu’à chaque heure de faiblesse, et dans l’abandon du sommeil,
elle prévalût contre lui et le dépossédât de son être. La haine de Hyde
envers Jekyll était d’un ordre différent. Sa terreur du gibet le poussait
naturellement à commettre un suicide provisoire et à reprendre sa situation
subordonnée de partie au lieu d’individu ; mais il abhorrait cette
nécessité, il abhorrait la mélancolie où s’enfonçait de plus en plus Jekyll,
et il lui en voulait du dégoût avec lequel ce dernier le considérait. De là
provenaient les mauvais tours qu’il me jouait sans cesse, griffonnant de ma
propre écriture des blasphèmes en marge de mes livres, brûlant les lettres
et déchirant le portrait de mon père ; et certes, n’eût été sa crainte
de la mort, il se fût depuis longtemps détruit afin de m’entraîner dans sa
perte. Mais il a pour la vie un amour prodigieux ; je vais plus
loin : moi que sa seule idée glace et rend malade, lorsque je songe à
la bassesse et à la fureur de cet attachement, et lorsque je considère à
quel point il redoute mon pouvoir de l’en priver par le suicide, je suis
presque tenté de le plaindre.
Il serait vain de prolonger cette analyse, et le temps ne m’est,
hélas ! que trop mesuré ; il suffit de savoir que personne n’a
jamais souffert semblables tourments, et malgré tout, à ceux-ci l’habitude
apporta, non pas une atténuation, mais un certain endurcissement de l’âme,
une sorte d’acceptation désespérée ; et mon châtiment aurait pu se
prolonger des années, sans la dernière calamité qui me frappe aujourd’hui,
et qui va me séparer définitivement de ma propre apparence et de mon
individualité. Ma provision du fameux sel, non renouvelée depuis le jour de
ma première expérience, touchait à sa fin. J’en fis venir une nouvelle
commande, et mixtionnai le breuvage. L’ébullition se produisit, comme le
premier changement de couleur, mais non pas le second : je l’absorbai
sans aucun résultat. Vous apprendrez de Poole comme quoi je lui ai fait
courir tout Londres : en vain, et je reste aujourd’hui persuadé que mon
premier achat était impur, et que cette impureté ignorée donnait au breuvage
son efficacité.
Près d’une semaine a passé depuis lors, et voici que j’achève cette relation
sous l’influence de la dernière dose de l’ancien produit. Voici donc, à
moins d’un miracle, la dernière fois que Henry Jekyll peut penser ses
propres pensées ou voir dans le miroir son propre visage (combien
lamentablement altéré !). Du reste, il ne faut pas que je tarde trop
longtemps à cesser d’écrire. Si mon présent récit a jusqu’à cette heure
évité d’être anéanti, c’est grâce à beaucoup de précautions alliées à non
moins beaucoup d’heureuse chance. Si les affres de la métamorphose venaient
à s’emparer de moi tandis que j’écris, Hyde mettrait ce cahier en
morceaux ; mais s’il s’est écoulé un peu de temps depuis que je l’ai
rangé, son égoïsme prodigieux et son immersion dans la minute présente le
sauveront probablement une fois encore des effets de sa rancune simiesque.
Et d’ailleurs la fatalité qui va se refermant sur nous deux l’a déjà changé
et abattu. Dans une demi-heure d’ici, lorsqu’une fois de plus et pour jamais
je revêtirai cette personnalité haïe, je sais par avance que je resterai
dans mon fauteuil à trembler et à pleurer, ou que je continuerai, dans un
démesuré transport de terreur attentive, à arpenter de long en large cette
pièce… mon dernier refuge sur la terre… en prêtant l’oreille à tous les
bruits menaçants. Hyde mourra-t-il sur l’échafaud ? Ou bien
trouvera-t-il au dernier moment le courage de se libérer lui-même ?
Dieu le sait ; et peu m’importe : c’est ici l’heure véritable de
ma mort, et ce qui va suivre en concerne un autre que moi. Ici donc, en
déposant la plume et en m’apprêtant à sceller ma confession, je mets un
terme à la vie de cet infortuné Henry Jekyll.
À propos de cette édition électronique
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le
groupe :
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
– Hégergé par http://www.Gloron.fr
Octobre 2003
–
– Source :
Biblisem
http : //pages. infinit. net/biblisem/romans/stevedj1. htm
– Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de
droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non
professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite
par rapport à l’original. Nous rappelons que c’est un travail d’amateurs non
rétribués et nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de
maigres moyens.
Votre aide est la bienvenue !
Adresse du site web du groupe : http://www.ebooksgratuits.com
VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.